Janvier 2010 /190
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Eternels étudiants

Tanguy squatte ses parents, l'adulescent le chapiteau

Jeunes"Je ne comprends pas bien ce qu'ils font en guindaille. C'est censé être réservé aux jeunes, non ? Normalement, quand tu es plus âgé, tu as une famille, des enfants et tu ne peux plus sortir autant et, en tout cas, pas à ces soirées crasseuses qui n'amusent que les plus jeunes. » Le jugement, poncif sans appel, vient de Déborah, étudiante en 2e bachelier psycho.

Pourtant, on les reconnaît à cet air omniscient conférant un éclat moins désinvolte à leur regard aviné. Depuis quelques années, d'éternels étudiants au menton plus râpeux que celui de leurs cadets hantent sans vergogne le calendrier des guindailles estudiantines au sein desquelles un espace VIP leur est parfois réservé. Jusqu'alors, ces "jeunes" de 25 à 40 ans (ou plus) avaient la réputation d'être invités en tant que traits d'union générationnels censés incarner la perpétuation du folklore. Mais, à l'occasion la Saint-Torè de l'an passé, un groupe bardé d'étoiles décaties noyautait le traditionnel cortège dans un bus londonien plus imposant et plus bruyant que tous les autres chars, mettant par la même occasion en lumière un nouveau phénomène sociologique.

La télé endort, internet réveille

A leur tête Philippe Devos, un ancien président de l'Agel affichant 35 Saint-Nicolas au compteur, mais pas toutes du même acabit : « C'est sur le village de Noël qu'est née l'idée. Comme j'avais organisé la Saint-Papy il y a quelques années (ndlr : une date réservée aux anciens lors des festivités précédent la Saint-Toré) et que je garde encore de nombreux contacts avec le comité de baptême de Médecine où je sers de guide pour des visites folkloriques de Liège, le rendez-vous a vite été relayé via Facebook. Et puis, comme on a tous maintenant davantage l'argent et la possibilité de prendre congé l'après-midi, une centaine de diplômés, anciens des comités de baptême, ont répondu à l'appel. Résultat : les débordements de bière nous ont fait perdre la caution du bus, dans une excellente ambiance festive. »

Cependant, au-delà du caractère exceptionnel de cette après-midi nostalgique, apparaît une requalification de la maturité des plus de 25 ans. « Le caractère absorbant de mes études a fait que la majorité de mes amitiés étaient liées à la faculté de Médecine et l'ULg. Et comme ce sont toujours les mêmes à l'heure actuelle, on ressasse souvent les mêmes souvenirs de guindaille..., puis ça donne envie ! » Or, actuellement, les sites internet de réseaux sociaux permettent d'indiquer sa présence éventuelle à des invitations, dont les baptêmes estudiantins. Et lorsque des anciens repèrent les inscriptions de leurs semblables, tout ce petit monde s'y rend finalement de manière décomplexée. « En ayant terminé mes études à 25 ans, j'estime que ma post-adolescence durera jusqu'à 40 ans », plaisante le Dr Devos. Tout en précisant que ses amis et lui-même sont tous prêts à accepter leur responsabilité professionnelle et familiale, cet anesthésiste nouvellement marié souligne ce besoin de décompresser pour vaincre la pression du travail. « Mais je pensais que cela s'arrêtait une fois que l'on avait des enfants. Or, des amis architectes ou même mandataires politiques arrivent toujours à s'arranger pour venir guindailler en s'organisant comme s'ils partaient en week-end.» Et de relever pour les trentenaires le succès d'autres soirées after work itinérantes, qui pullulent actuellement en région liégeoise comme un phénomène très "tendance". « On n'a pas envie d'avoir une vie sociale limitée à des soupers Rotary ou de rester plantés devant des programmes télé que l'on peut de toute façon regarder en différé », postule l'ancien président de l'Agel.

Ces réminiscences épisodiques font-elles de ces fêtards à tout crin de simples sybarytes ou des spécimens de cette nouvelle catégorie des "adulescents" ? « En anglais, on parle aussi de phénomène "Kidult", explique Claire Gavray, chargée de cours à la faculté de Psychologie et des Sciences de l'éducation. De plus en plus de jeunes issus des classes moyennes et supérieures auraient des difficultés à quitter le monde de l'adolescence, à se donner entièrement à leur carrière et à s'engager dans des rôles d'adultes comme celui de parents. » Fuyant le sacrifice professionnel, ces jeunes adultes attachent dès lors beaucoup d'importance à l'amusement et à une conception hédoniste de l'existence. Dans un portrait tiré d'un salmigondis, l'adulescent type est hyper-consommateur, aime les jeux vidéos, préfère garder ses revenus pour dépenser plutôt que d'acheter une maison, s'émerveille encore devant certains dessins animés... et se revendique en tant que tel.

Comment en est-il arrivé là ? La disparition du poids social qui faisait jadis épouser la norme ayant disparu après Mai 68, la société de consommation est maintenant basée sur le libre choix. Et le style de vie en est un. Le bonheur pour tous dans une société célébrant la jeunesse éternelle aurait également tendance à éloigner les adulescents de la dure réalité de la vie. « Mais la réalité du travail est, elle aussi, de plus en difficile. La valeur illusoire de certains diplômes et la difficulté pour la génération actuelle de faire mieux que ses parents poussent également à un certain épicurisme devant les incertitudes de l'avenir », poursuit Claire Gavray. Et les loyers prohibitifs de certains logements en milieu urbain densifié transforment les adulescents en "Tanguy", ces jeunes adultes qui habitent toujours chez leurs parents.

Erasmus toujours

Autre solution : la vie en communauté... comme les étudiants bénéficiant d'un séjour à l'étranger dans le cadre des programmes de mobilité, style Erasmus. Mais « après un an de découverte du monde, certains ont du mal à abandonner l'attrait que représente la mixité des cultures et leur style baroudeur pour endosser un costume sérieux », relève encore Claire Gavray. Avant d'égrener les éventuels effets sociétaux de l'adulescence : marché matrimonial déséquilibré par une pénurie de garçons stables, difficulté pour les entreprises de miser sur des employés voués à leur carrière (même si les entreprises sont également infidèles à leurs employés), procréation tardive pour des femmes qui reportent l'âge de leur première maternité... et désintérêt pour les questions sociales et politiques.

La solution viendra peut-être de ceux qui démontrent, à la télé, qu'un politicien guindailleur n'est pas forcément une figure oxymorique, railleront certains, à l'heure où les adolescents d'aujourd'hui seront peut-être les adulescents de demain.

Fabrice Terlonge

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