Mai 2010 /194
Mai 2010 /194

Happy-end pour une exposition ?

L’avenir d’une installation artistique fait débat

GobAndre"Vous êtes le happy-end” est le titre d’une exposition-installation créée et mise en place par l’artiste belge Werner Moron dans la grotte de Ramioul à l’occasion de l’année Darwin. L’exposition terminée, que faut-il faire de l’œuvre ? « A la poubelle ! », proclame l’artiste. Le directeur du musée hésite. Le muséologue, interrogé, affirme : l’installation fait maintenant partie du patrimoine. Qui croire ? Que faire ? Organiser un mini-colloque pour débattre de la question. Ce qui fut fait, le vendredi 2 avril, par les bons soins de Marie-Hélène Joiret, directrice du Centre d’art contemporain la Châtaigneraie à Flémalle.

Le Préhistosite de Ramioul, musée de la Préhistoire en Wallonie, à Flémalle, a tenu à s’inscrire de façon originale dans la célébration de l’année Darwin en 2009, en collaboration avec l’ULg. Sous le titre général “Le propre de l’Homme”, le musée a proposé une série d’événements – expositions, conférences-débats, interviews – parmi lesquels “Vous êtes le happy-end”, l’exposition de Werner Moron dans la grotte de Ramioul qui fait partie du Préhistosite*.

Le parcours dans la grotte, long d’une centaine de mètres, était jalonné de dispositifs évocateurs de quelques grands thèmes “universaux” – masculin/féminin, la mort, l’argent, la guerre, le sexe, l’écologie – mais faisant davantage appel à la sensibilité et à la capacité de rêver qu’à la raison du visiteur : « Je me suis plutôt mis dans la posture de ces Indiens qui, à travers je ne sais quelle mixture, organisent un lâcher-prise, un chant poétique qui dépasse le discours, la raison et la pédagogie », affirme l’artiste. Et cela marche, si j’en juge par les réactions très positives de Théo, mon petit-fils de 8 ans, émerveillé à la vue de ces installations hétéroclites qui rassemblent les déchets les plus improbables : des bouteilles vides en PVC, des mannequins vêtus de vieux tissus, un circuit Scalectrix, une épave de voiture, des ossements, des formes en polystyrène, j’en passe et des plus étonnantes. A la sortie de la grotte, le visiteur découvre qu’il est lui-même la “fin heureuse”, le happy-end du parcours qui débouche sur la gigantesque excavation de la carrière voisine, que l’on domine d’une centaine de mètres. Un globe terrestre-sac poubelle est posé en équilibre instable sur le bord du trou. Voilà, sans doute notre avenir “heureux”. Au retour vers le début du parcours, le visiteur est invité à composer, à partir de divers éléments mis à sa disposition, son propre objet votif qu’il dispose sur l’arbre à souhaits collectif qui s’élabore au rythme de l’avancement de l’exposition.

Il n’est pas question de laisser cette installation à demeure dans la grotte. La disposer ailleurs n’aurait aucun sens. La volonté de l’artiste est clairement de la détruire. Pour lui, il s’agit d’une œuvre éphémère, d’une installation in situ dont la durée limitée elle-même est un élément constitutif. Faut-il vraiment suivre l’intention de l’artiste et mettre à la décharge “tout ce brol” ? Le droit d’auteur implique-t-il aussi le droit à la destruction ? Certains le pensent. Une œuvre d’art, cependant, n’est pas seulement le résultat de l’expression créative d’un artiste. Elle tient autant à sa réception par le public qui, en définitive, est le dernier juge de son caractère artistique.

“Au nom de quoi un musée peut-il assurer la survie d’une création contre une de ses dimensions constitutives ?”

“Vous êtes le happy-end” n’appartient plus à Werner Moron. C’est le musée de Ramioul qui en a financé la production et a rémunéré l’artiste. Il est donc propriétaire de l’œuvre. Comme musée, sa responsabilité n’est pas seulement de suivre le vœu du créateur. La société assigne plusieurs fonctions au musée dont celle de conserver le patrimoine. Un musée ne peut pas détruire ou aliéner une pièce de sa collection. Fâcheux dilemme, en l’espèce ! Au nom de sa mission patrimoniale, le Préhistosite doit assurer la préservation de l’œuvre de Moron mais, ce faisant, il la modifie en l’amputant de son caractère éphémère, transitif, dont on voit bien le rapport à sa signification même. La question n’est pas neuve : elle se pose depuis les débuts de l’art conceptuel, dès le mouvement Dada. Muséaliser une œuvre de Marcel Duchamp, n’est-ce pas le trahir et la trahir ? Au nom de quoi un musée peut-il assurer la survie d’une création contre une de ses dimensions constitutives ?

Il me semble qu’il faut poser cette question en d’autres termes et distinguer la création de sa matérialité. La patrimonialisation et la conservation de l’art conceptuel sont indispensables, au même titre que toute autre création artistique. C’est ainsi que le musée conserve, pour les générations à venir, les témoignages jugés significatifs de l’histoire de l’art et qu’il les expose au public. Cependant, le caractère conceptuel de ces créations les range plutôt dans le registre du patrimoine immatériel, reconnue par l’Unesco en 2003, mais dont la préservation soulève de nombreuses questions, d’ordre technique mais aussi d’ordre social et éthique. Le rôle du musée est alors à redéfinir. Plutôt que la forme matérielle de la création, ce sont les traces laissées par celle-ci – les traces successives lorsqu’il s’agit d’un patrimoine évolutif – que le musée conserve. Ces traces, ce sont les documents préparatoires, les esquisses, les photos et autres enregistrements de l’installation, mais aussi des fragments parmi les plus significatifs.

Le statut muséal de ces traces doit être clair : elles font partie intégrante de la collection ; ce ne sont pas des documents “à propos” de l’œuvre mais l’œuvre même et, à ce titre, elles doivent être exposées.

Pr André Gob
séminaire de muséologie, faculté de Philosophie et Lettres

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