10 mai 2010, 1h57, rivière Itimbiri, RDC. La nuit est claire, la navigation se fait aux étoiles. De temps à autre, un coup de projecteur sur les rives permet au capitaine de notre baleinière de repositionner le bateau au centre de la rivière. Cela fait maintenant deux heures que nous remontons l’Itimbiri. Bientôt, nous stopperons les bateaux le long d’une rive, avant de reprendre la route à la lumière du jour à la recherche de notre deuxième lieu de campement.
Cela fait presque 24 heures que je n’ai pas dormi. Nous avons quitté la veille le petit village de Yaekela, le long du fleuve Congo, qui nous avait accueillis pendant une dizaine de jours. Je profite de cette navigation pour échantillonner un maximum de sites le long de notre parcours. Un instrument automatique, placé contre la coque en bois de notre baleinière, me permet de connaitre en continu la température, le taux d’oxygène dissous, le pH et la conductivité des masses d’eau parcourues. Régulièrement, tous les 40 km, je prélève 5 à 10 litres d’eau du fleuve pour mesurer les 25 paramètres de notre programme d’étude.
Le fleuve Congo est le premier fleuve d’Afrique. Malgré son importance au niveau mondial, très peu d’études scientifiques avaient pu y être menées. 50 % de la superficie de son bassin versant est recouvert par la forêt équatoriale. Celle-ci capte un cinquième des émissions de carbone dues aux activités humaines, agissant ainsi comme un puits naturel de carbone. Mais qu’arrive-t-il ensuite à ce carbone, d’abord capté par la forêt puis en partie amené jusqu’au fleuve par le ruissellement de l’eau de pluie ? Est-il simplement transporté intact jusqu’à l’estuaire ou une partie est-elle entre-temps dégradée par les bactéries ? Si c’est le cas, peut-on quantifier ce flux et comprendre les variables qui l’influencent ? C’est avec ces questions en tête que je regardais une fois encore ces millions d’étoiles scintiller dans la nuit noire de la forêt équatoriale et que je me préparais à aller échantillonner de nouveau.
“Une grande quantité de carbone
capté par la forêt est oxydée
dans les milieux aquatiques”
Parmi les nombreux paramètres de l’eau que nous étudions, la mesure des concentrations en CO2, CH4 et N2O dissous dans l’eau ainsi que les mesures d’abondance et de production bactériennes nous apporteront sans doute les résultats les plus spectaculaires. Je suis déjà surpris de voir que le taux de saturation en oxygène des affluents du fleuve ne dépasse jamais les 80 % et que les plus petits d’entre eux sont clairement hypoxiques. Il n’y a dès lors plus de doute : une grande quantité de carbone capté par la forêt est oxydée dans les milieux aquatiques. Le fleuve, au lieu d’être un simple tuyau étanche transportant la matière vers l’océan, est troué : beaucoup de carbone s’en échappe. Il nous reste à évaluer l’importance de ces fuites.
Je partage mon enthousiasme avec mes collègues biologistes présents sur l’un des trois bateaux de l’expédition. Au total, 20 scientifiques belges et 32 scientifiques congolais ont embarqué avec moi à Kisangani quelques jours plus tôt. Il y a là des botanistes, des zoologistes, des limnologistes, mais aussi une archéologue et un linguiste.
En cette année internationale de la biodiversité – mais également année anniversaire des 50 ans de l’indépendance du Congo –, le Musée royal d’Afrique centrale (MRAC), en collaboration avec l’Institut royal des sciences naturelles et le Jardin botanique national, a eu l’idée d’organiser la plus grande expédition scientifique belge en Afrique depuis 50 ans. Les objectifs de l’expédition Boyekoli Ebale Congo – Etude du Fleuve Congo, en lingála – sont doubles : recenser et étudier la biodiversité du bassin du Congo, mais aussi et surtout renforcer les capacités de recherche et d’études des scientifiques locaux. C’est ainsi que notre partenaire congolais, l’université de Kisangani, a délégué de nombreux chercheurs sur les bateaux et qu’un centre de recherches et de valorisation de la biodiversité verra prochainement le jour à Kisangani. L’ensemble des collections biologiques établies lors de cette expédition alimenteront d’ailleurs ce centre. L’idée originale de l’expédition est de descendre le fleuve depuis Kisangani jusqu’à Kinshasa, soit 1700 km de paysages, de forêts et de savanes à découvrir en sept semaines. Cinq campements de quelques jours sont également prévus dans la forêt, le long des principaux affluents du fleuve.
En remontant l’Itimbiri, en cette nuit étoilée, le capitaine a enfin accosté son bateau le long d’un rivage forestier. Il va sans doute profiter de quelques heures de repos avant de poursuivre sa navigation plus en amont, à la recherche d’un lieu propice à l’établissement de notre deuxième campement. Je vais moi aussi aller dormir quelques heures, sur le toit du bateau, dans la frondaison d’un ficus qui déborde du rivage.
16 mai 2010, 13h21, aéroport de Bumba, RDC. Comme prévu, j’accueille en bord de piste Alberto Borges (ndlr : directeur de l’unité d’océanographie chimique de l’ULg) : il va poursuivre l’exploration du fleuve à ma place. Il a hâte de le découvrir, j’ai hâte de revoir mon petit bout de neuf mois. Deux mondes, deux échelles, partagent dorénavant un même cœur.
François Darchambeau
Chercheur limnologiste dans le cadre du projet Afrival
Unité d’océanographie chimique de l’ULg