Les négociations qui s'égrènent de semaine en semaine tentent de résorber des différences "inconciliables", "abyssales" entre les négociateurs francophones et néerlandophones. Ce qui rend imaginable une solution négociée, c'est l'évolution des partis francophones entre 2007 et 2010 d'un côté et l'évolution de l'électorat flamand de l'autre côté. En décembre 2006, les partis francophones avaient annoncé qu'ils n'étaient "demandeurs de rien" et toute la compagne électorale à Bruxelles et en Wallonie s'était déroulée sur le même mode. Quand on ne demande rien, on ne négocie pas et l'après-élection l'a bien montré : les partis francophones ont tenu leur promesse électorale de refuser toute concession quelle que soit la pression que les partis flamands mettaient à la négociation. Du côté flamand, les "cinq minutes de courage politique" se sont heurtées à quatre déclarations de conflit d'intérêt et à un blocage de la machine décisionnelle belge, et les partis flamands ont eu beau faire pour tenir leur promesse, la résistance était trop forte et le système belge mis en place de 1970 à 1994 permet une protection de la minorité qui peut bloquer une volonté majoritaire : cela s'appelle le fédéralisme. En effet, outre les procédures de sonnette d'alarme et de conflit d'intérêt, la parité au Conseil des ministres garantit aux francophones une présence à l'exécutif fédéral, indispensable pour la sanction et la promulgation de la loi. Voilà pourquoi ce qui a failli se passer le 22 avril à la Chambre des représentants n'aurait pas réellement constitué un coup d'Etat : si une majorité flamande avait voté la scission de l'arrondissement électoral de Bruxelles-Halle-Vilvorde, ce texte ne pouvait devenir une loi sans le consentement des ministres francophones du gouvernement.
Et un refus de l'exécutif de sanctionner et promulguer une loi serait apparu comme une "bombe atomique institutionnelle", un acte après lequel il est quasi impossible de reconstruire un vivre-ensemble. Cela aurait mis les francophones devant des responsabilités et face à une intransigeance qu'ils ne sont pas prêts à assumer parce que leur électorat attend d'eux qu'ils continuent à faire vivre le système belge. On l'a déjà dit mille fois : il n'y a pas (ou pas encore) de nation francophone en Belgique, il y a des francophones qui restent dans la nostalgie de la Belgique sans comprendre l'aspect insupportable de cette institution pour les Flamands. Les hommes politiques francophones ont dès lors perçu la menace d'un vote flamand le 22 avril comme un coup d'Etat parlementaire, un oubli de la condition de survie de l'Etat belge : voter ce texte aurait obligé les francophones à montrer que nous ne vivons plus dans une démocratie nationale mais dans un fédéralisme qui garantit le respect de la minorité. Perçu comme une poussée au pied du mur, l'énervement des parlementaires flamands aurait obligé les francophones à poser un geste qu'ils ne veulent pas poser mais que la Constitution autorise.
Ce qui a changé dans l'état d'esprit des dirigeants francophones, c'est que toute la campagne électorale depuis le mois d'avril a été marquée d'un nouveau réalisme politique. Même si les principes sur lesquels vivent la plupart des francophones sont heurtés par les revendications flamandes, il faut tenir compte de la réalité politique et accepter ce qui apparaît comme inévitable. Si tous les partis flamands affirment qu'il faut un déplacement du centre de gravité politique du pays vers les Communautés, tout ce que les francophones pourront faire, c'est s'arranger pour que les Régions ne soient pas oubliées et organiser la survie des entités bruxelloise et wallonne en termes de financement. Comme, pendant 19 ans, les francophones se sont battus pour mettre sur pied les Régions prévues par l'article 107quater de 1970, les Wallons semblent prêts, en 2010, face à une nouvelle dynamique flamande, à payer très cher pour l'autonomie bruxelloise. Cela semble même, à l'heure actuelle, la seule contrepartie qu'ils exigent des négociateurs flamands.
"Nul n'est tenu de rester en indivision"
Le fait que Bart De Wever ait accepté de jouer le rôle d'informateur a montré qu'il tente de négocier l'évolution institutionnelle et non de provoquer un pourrissement de la situation et une déclaration unilatérale d'indépendance flamande. Tant qu'on reste dans une négociation institutionnelle, on prépare l'avenir, sans savoir si on veut mettre sur pied un nouveau "pacte des Belges" ou si on organise le démantèlement de l'Etat belge, que l'on négocie l'avant-dernière ou l'antépunultième réforme de l'Etat belge. Car tout le monde est conscient que, même si la volonté de la N-VA est de démonter la Belgique, il faut se mettre d'accord sur tous les accords transfrontaliers : où seront payés les impôts des navetteurs ? Qui paiera quelles pensions ? Quelle organisation judiciaire sera mise sur pied ? Quelles communes dépendront de quelle autorité ?
Toutes ces négociations prendront du temps, énormément de temps et fragiliseront encore l'image de la Belgique. Car la plus grande des questions a été posée par le démenti allemand - révélateur en négatif de ses appétits - de la proposition de transfert d'institution transatlantique vers Bonn : quelle sera la "plus-value" institutionnelle de Bruxelles, une fois vidée de sa crédibilité et une fois sa stabilité mise durablement en cause ? Si les institutions internationales finissent par déserter ce qui était, au temps de la Belgique, la capitale de l'Europe, le mouvement flamand aura gagné son indépendance et aura mis définitivement fin au règne des fransquillons voire des Wallons, mais le peuple flamand aura-t-il gagné ? Cette question trouvera une réponse longtemps après les prochaines élections : c'est donc du trop long terme pour un politicien réaliste.
Pierre Verjans
chargé de cours, faculté de Droit et de Science politique
le 30 août 2010
Article publié - presque tel quel - en néerlandais dans le quotidien De Standaard, le 10 août 2010.
Photo : Michel Houet