Ainsi donc, Le P’tit Lu, c’était il y a 24 ans… Je ne me souvenais plus de l’année de lancement. Je me souvenais par contre très bien de la réunion fondatrice chez Arthur Bodson, dans sa grande maison Renaissance, celle-là même qui semble aujourd’hui défier la sculpture de Calatrava servant de gare des Guillemins. Dès potron-minet, nous avions commencé, le Recteur, Jacques Dubois, Marc Vanesse et moi, à plancher sur le “concept” d’un binôme fait d’un magazine interne mensuel et d’un magazine externe trimestriel. Un rigolo et un sérieux. Un qu’on lirait et un qu’on laisserait dans les salles d’attente. Aussitôt dit, presque aussitôt fait. Le P’tit Lu a fait sourire quelques années avec ses dessins de Kroll, ses titres inspirés de ceux de Libération et son côté légèrement frondeur. Liège Université, qui en était déjà à sa énième version, a rempli son rôle d’ambassadeur national et international. Puis la formule a évolué : Le Quinzième a succédé au P’tit Lu, et s’est peu à peu installé dans la fonction d’un journal d’entreprise, esthétiquement réussi, bien documenté, mais sans plus trop d’humour, sinon le strip de Pierre Kroll qui est sans doute toujours la rubrique qu’on lit en premier lieu. Je continue à lire Le 15e jour du mois, j’en découpe même des articles que j’envoie à mes collègues français, par exemple sur des questions de pédagogie de l’enseignement supérieur, domaine où l’université de Liège a facilement trois longueurs d’avance sur toutes ses consœurs de France. Mais quand je viens donner mon cours semestriel à l’ULg et que je vois les bacs pleins à ras bord du dernier 15e, j’en viens à me demander si les étudiants le lisent encore.
Le temps n’est-il pas venu d’en faire un webmagazine, c’est-à-dire un support d’information adapté aux rythmes et aux modes de lecture des étudiants d’aujourd’hui ? Ouvrir un journal de format A3 dans le 48, ça n’a jamais été facile. Ma génération s’y pliait, c’est le cas de le dire. La génération qui a 20 ans aujourd’hui est-elle encore prête à se livrer à ces contorsions ? Ne serait-il quand même pas plus commode de lire Le 15e sur son écran de téléphone ? Une main arrimée au bastingage du 48, l’autre enchâssant le “portable”, comme ils disent en France, Le 15e défilerait au rythme des petits coups de pouce. Au-delà des questions de commodité, une meilleure adéquation s’établirait sans doute ainsi entre le support et des brèves de quelques dizaines de signes. Car enfin, qui lit encore les longs papiers du 15e (tel que celui-ci) ?
Dès le moment où la ligne est franchie d’un journalisme miniaturisé, ne faudrait-il pas aller jusqu’au twit de 140 signes maximum ? Ce qui pourrait nous amener à envisager un redéploiement du 15e sur plusieurs temporalités et spatialités. Un mode “flash” sur Twitter plusieurs fois par jour ; un mode quotidien de brèves sur le portable ; un mode hebdomadaire pour un webmagazine à lire sur son écran au bureau ou chez soi ; un mode print, mensuel, à lire dans le train ou ailleurs, “tranquillement”, comme on dit encore sans trop y croire. Tout ceci est énoncé très vite, mais on pourrait produire de longues considérations savantes sur les modes de lecture, linéaire ou tabulaire, de la presse, en relation avec leurs supports et leurs contextes de réception (non mais, je n’ai pas fait la section information et arts de diffusion pour rien !).
Mais ce n’est pas cette considération-là que je voudrais développer pour terminer cette réflexion sur l’avenir du 15e. Je voudrais plutôt me demander si l’humour est soluble dans le numérique. Jacques Dubois citait dans son texte cette phrase d’Arthur Bodson : « L’Université (…) ne doit pas se prendre au sérieux et doit savoir rire, d’abord d’elle-même. » Fondamental. Ici aussi, de longues considérations savantes seraient possibles sur l’impérieuse nécessité pour une institution de production et de diffusion des savoirs de maintenir une capacité d’autodérision, pour éviter de devenir jamais une “institution totale”. Produire, parallèlement au savoir nouveau le plus audacieux, un antidote sous forme de “sweet madness” (pour faire allusion au livre trop oublié de William Fry), distillé à petites gouttes dans ses discours officiels, m’est toujours apparu crucial pour la bonne santé mentale collective d’une communauté universitaire. Mais est-ce que les supports numériques, dans leur roide économie de signes, permettent à l’humour de se faufiler entre les lignes ? Franchement, je n’en sais trop rien. Je voudrais juste l’espérer. Les twits ne peuvent se résumer à des haïku sans poésie ; les brèves sur téléphone ne peuvent ressembler à des rappels de la SNCF pour ses e-billets ; les webmagazines ne doivent pas juste se scanner d’un œil distrait. Comment savourer un Kroll pixellisé ? Peut-être en l’imprimant discrètement. Ou en faisant son fond d’écran, juste pour se faire sourire chaque fois qu’on rallume son téléphone ou son ordinateur. C’est là qu’est tout l’avenir du 15e, quel que soit son support, print ou numérique : Kroll doit en être, comme dans le premier numéro du P’tit Lu, il y a 24 ans.
Yves Winkin
professeur à l’Ecole normale supérieure de Lyon
professeur extraordinaire à l’Institut des sciences humaines et sociales de l’ULg
animateur dans les années 1980 et 1990 de l’équipe de rédaction du P’tit Lu, de Liège Université et de La Lettre du FNRS