Janvier 2011 /200
Pierre qui Kroll n’amasse pas mousse
Portrait du dessinateur officiel et incontournable du 15e jour
A chaque fois, il nous faisait le coup du carton de bière ! Le feutre jaillissant d’une poche, il croquait ses amis d’un trait en coup de fouet. Et, insolence ultime aux esprits touchés par les pintes servies en grandes pompes au “Trou Perette”, il restait déjà le plus affûté sur le débat du jour. Qu’il s’agisse du service militaire obligatoire (sacré VDB !), de la hausse du minerval (tiens, donc !), du chômage des jeunes (déjà !), du dernier album de François Béranger (Anastasie, l’ennui m’anesthésie...) ou de nos tribulations sentimentales (Mais non !? Mais si !). L’enseigne de son resto préféré résume l’époque : “Amour, maracas et salami”.
30 années plus tard, Pierre est devenu Kroll mais Kroll est resté Pierre. Arrimé à ses amis, soudé à ses convictions, accroché à ses intuitions, cet empêcheur de penser en rond n’adore rien tant que faire la nique aux idées courtes. Et tailler des croupières aux bien-pensants. Cette fidélité à lui-même, soumise au tribunal impitoyable de ses proches, explique sans doute l’immense succès de son art, justifie la popularité réjouissante de ses caricatures.
Un retour en arrière s’impose à nouveau pour illustrer cette fidélité qui lui sert de viatique. On l’ignore souvent, mais Pierre Kroll est le seul à avoir accompagné le magazine de l’ULg depuis ses débuts. En 1986, dès la conception du P’tit Lu (ancêtre du Quinzième jour, puis du 15e jour du mois), il avait aussitôt répondu à notre appel. Par amitié. Par défi. Par malice. Il entamait alors son fabuleux destin à la RTBF...
Enthousiaste, le recteur Bodson avait accepté cette innovation, cette révolution par l’humour. Elle ne fut pas au goût de tous. « Au départ, je concevais davantage mon travail comme celui d’un caricaturiste potache et non comme un dessinateur au service d’une institution, s’amuse Pierre Kroll. Nous étions une bande de copains, on réalisait un journal assez proche d’une revue d’étudiants avec fraîcheur et enthousiasme. Certains professeurs émérites (ils trouvaient qu’il y avait trop de vulgarité !), certains étudiants (j’avais fait un dessin sur les baptêmes des vétés) se sont plaints de mes dessins. Heureusement, Arthur Bodson n’a jamais eu peur de me laisser une totale liberté. » Par charité laïque, on taira aussi le nom d’un éminent grincheux devenu, depuis lors, le premier fan du trublion...
Après les trois mandatures d’Arthur Bodson, c’est au tour de Willy Legros d’entrer en scène. En même temps que Jacques Chirac à l’Elysée. Un sujet qui inspire à Kroll un dessin drôlatique sur la taille XXXS du Recteur et XXXL du Président : « Un caricaturiste exagère forcément la taille de ses sujets, poursuit l’auteur amusé par l’anecdote. Ce dessin a été refusé par un intermédiaire et non par Willy Legros. Il y a des frilosités que je peux comprendre. Et j’ai toujours eu des rapports de tendresse avec Willy Legros qui m’a constamment témoigné son estime. »
Trois Recteurs plus tard, voici l’ère contemporaine de Bernard Rentier au style différent des deux premiers : « Comme j’avais l’impression d’avoir fait le tour des sujets touchant à la vie de l’Université, je lui ai proposé d’arrêter pour laisser la place à un autre. D’autant que l’explosion de mon boulot ne me laissait plus beaucoup de temps. Il m’a convaincu de poursuivre avec cette philosophie qui lui correspond : “Je ne jugerai jamais un dessin de Kroll que lorsqu’il sera imprimé. Je ne veux pas voir ses dessins avant leur publication”. » A bon entendeur... Entre ses dessins éditorialistes du Soir, ses interventions percutantes en radio et à la télévision, ses albums qui s’arrachent dans les bacs, Kroll élargit le champ des possibles sous le label ULg : « J’ose toucher à la politisation. J’envoie aussi des messages à la Région. Comme ce cartoon sur les aménagements de la gare Calatrava qui rappelle furieusement une place Saint-Lambert bis. »
Et Pierre de conclure son odyssée liégeoise par ce clin d’œil : « Au début, il fallait un certain courage pour avoir accordé cette confiance à un jeune. Je n’étais pas connu comme aujourd’hui. Maintenant, je suis sans doute devenu celui que l’on ne peut plus refuser. »
Marc Vanesse
chargé de cours au département arts et sciences de la communication
ancien journaliste du Soir
rédacteur en chef du P’tit Lu (décembre 1986 - septembre 1987)
Photo : Pat Mathieu