A l’échelle globale, satisfaire à notre appétit pour la viande s’ajoute désormais à la longue liste des pratiques dommageables à l’environnement, auxquelles il est toujours plus urgent de trouver une alternative.
Pierre Ozer, chargé de recherches au département des sciences et gestion de l’environnement, et Frederic Francis, professeur à l’unité d’entomologie fonctionnelle et évolutive de Gembloux Agro-Bio Tech, nous livrent la leur.
Le 15e jour du mois : Quelle alternative mettriez-vous en avant pour réduire l’impact de notre consommation de viande sur l’environnement ?
Pierre Ozer : La question de savoir si nous devons continuer de manger de la viande tous les jours est un drôle de débat. Il est certain que nos pratiques alimentaires sont désormais profondément enracinées à tel point que, alors même que chacun est d’accord de dire que l’élevage industriel intensif à moindres frais pose question, l’idée même d’une diminution de la consommation de la viande dans nos cantines est immédiatement perçue à la fois comme une atteinte à la liberté individuelle et une régression du niveau de vie.
Les faits restent pourtant accablants : faire venir une pièce de viande d’Argentine par avion implique que trois litres de pétrole ont été utilisés pour un seul kilo de viande. L’impact environnemental est donc majeur. Assez curieusement, sous l’impulsion de divers lobbies, les alternatives proposées sont variées : les uns préconiseront de manger “bio” – évidemment payé au prix fort – et les autres, d’abandonner nos importations de viande et, en somme, de manger local, tout se passant comme si notre production de viande était suffisante et, sous l’angle environnemental, parfaitement équilibrée. C’est faux : les rejets de gaz à effet de serre perdurent, et l’on continue d’alimenter le bétail avec de la nourriture – telle que le soja – qui est, elle, importée et souvent produite au détriment de la forêt sous d’autres latitudes. L’impact environnemental n’est donc pas nul. La vraie solution consiste à privilégier une consommation modérée de viande.
Le 15e jour : Vous parlez de juste mesure. Où la situez-vous ?
P. O. : Selon les données du Plan, un Belge surconsomme, en moyenne, à hauteur d’un peu plus de 35 % de la quantité de viande qu’il devrait normalement manger. Dans ce contexte, et à la lumière des statistiques alarmantes relatives à l’obésité en Europe, en revenir à un certain équilibre “de santé publique” me paraît être la première chose à faire.
Il n’est donc pas question de cesser complètement de consommer de la viande, mais d’en manger moins en compensant à l’aide, par exemple, de légumineux. Beaucoup de gens ignorent encore ce que c’est que de manger des lentilles, qui d’ailleurs ne sont pas – au contraire de la viande low cost – subventionnées. Les politiques de subvention doivent donc, inévitablement, être adaptées. Plus largement, c’est un système global défaillant qu’il convient de repenser, qui mettrait notamment fin à la capacité de certains groupes d’intérêts croisés de maintenir le statu quo. Cette réforme serait évidemment de longue haleine, alors même que la question lancinante est celle-ci : avons-nous vraiment autant de temps que cela devant nous ?
Le 15e jour du mois: Quelle alternative mettriez-vous en avant pour réduire l’impact de notre consommation de viande sur l’environnement ?
Frédéric Francis : L’alternative porte un nom : l’entomophagie. La consommation d’insectes, pour surprenante qu’elle puisse être, présente un certain nombre de qualités indéniables. Sous l’angle de l’utilisation des ressources, la “production durable” et son impact sur l’environnement en particulier, il faut se rappeler que 75 % de la surface agricole cultivable du globe sont alloués à l’élevage. Or, on compte généralement qu’un hectare de prairie terre correspond à l’élevage d’un à deux bovins, alors même que, à l’heure où ces terres cultivables diminuent, il est possible de produire annuellement plusieurs tonnes d’insectes sur quelques dizaines de mètres carrés à peine.
D’autres chiffres sont plus éloquents : un kilo de bœuf implique la consommation de 10 kilos d’herbe, alors qu’il est possible, avec la même quantité de biomasse végétale, de produire et nourrir six à huit kilos d’insectes. Le taux de conversion est donc six à huit fois plus élevé. De plus, on trouve chez l’insecte trois à cinq fois plus de protéines par unité de masse fraîche que chez le bovin. En termes de composition, on y retrouve la quasi totalité des acides aminés dits essentiels, aucun cholestérol, et 50 à 60 % d’acides gras insaturés.
Bien entendu, la question que chacun se pose est de savoir quels insectes, chez nous, seraient propres à la consommation. La biodiversité des insectes est naturellement plus faible en Europe, contrairement aux régions tropicales où il est possible d’en collecter massivement dans leur milieu naturel. Il serait plutôt question, chez nous, de produire des vers de farine ou des grillons, dont on connaît assez bien le régime alimentaire pour en faire un élevage intensif.
Le 15e jour : Voilà pour l’approche rationnelle. Quid des éléments moins pragmatiques ?
Fr. Fr. : Il existe bien entendu une barrière psychologique et culturelle. Les dégustations d’insectes que nous avons réalisées dans le cadre d’études menées par l’unité d’entomologie de Gembloux et à l’Insectarium à Waremme indiquent que l’impact visuel est un frein majeur : les consommateurs sont plus enclins à manger des insectes broyés. Le fait d’associer certains insectes à la crevette facilite aussi la consommation. Gustativement, l’insecte frit est proche de la noisette ou de la peau de poulet rôti. Pour le coup, non seulement on pourrait imaginer de consommer des insectes dans une paella, mais au vu de leur composition, certains sportifs nous confient qu’ils n’hésiteraient pas à en manger dans des barrettes hyperprotéinées. On pourrait aussi songer à intégrer de la poudre d’insectes dans des burgers végétaux.
Mais restons objectifs : l’alimentation est indissociable du plaisir de manger. Les insectes européens ne sont donc pas prêts de détrôner le steak cuisiné. Mais ils peuvent à tout le moins venir occuper certaines niches.
Propos recueillis par Patrick Camal