Depuis près d’un an, les révolutions qui bouleversent nombre de pays arabes nous rappellent avec éclat que le régime politique dans lequel nous vivons libres et en paix n’est pas universel. Après de nombreuses années de soumission, des milliers de personnes – en Tunisie, Egypte, Libye et Syrie notamment – osent braver le pouvoir autoritaire en place et réclamer de meilleures conditions de vie et plus de libertés.
A l’occasion de la Rentrée académique, l’université de Liège souhaite ouvrir le débat sur les “droits de l’homme et les libertés”. Lors de la cérémonie officielle de rentrée, le mercredi 21 septembre, le recteur Bernard Rentier remettra les insignes de docteur honoris causa à Abdou Diouf, ancien président du Sénégal et actuel secrétaire général de l’Organisation internationale de la francophonie. Le Recteur décernera également cette haute distinction à Mikhaïl Gorbatchev, dernier président de l’URSS*, le lundi 10 octobre prochain et, plus tard dans l’année, à Michelle Bachelet, ancienne présidente du Chili. Trois personnalités politiques qui ont œuvré dans leur patrie en faveur de l’émergence ou de la consolidation d’un régime parlementaire respectueux des droits de l’homme et qui ont, à titres divers et en tenant compte des conditions spécifiques de chaque Etat, marqué l’histoire de ces dernières décennies.
« Globalement, convient Pierre Verjans, chargé de cours au département de science politique, les démocraties occidentales respectent les droits de l’homme. Mais pas tous et pas tout le temps. La liberté d’expression, valeur fondamentale, est acquise pour tous… sauf aux militants dits terroristes ou anciennement aux communistes, par exemple ! Il s’agit d’une lutte pour définir ce qui est acceptable comme débat politique, lequel inclut la responsabilisation de ceux qui s’expriment. »
Des écarts existent inévitablement entre la signature officielle des textes et la réalité quotidienne. « Des pays se sont engagés à reconnaître des droits sociaux à leur population alors qu’ils n’ont pas les moyens financiers nécessaires, reprend Pierre Verjans. Affirmer respecter les droits de l’homme, c’est bien mais ce n’est pas suffisant. La traduction des principes en décisions politiques peut prendre du temps. Ne cherchons pas trop loin : en 1831, la Constitution belge proclamait l’égalité de tous les Belges devant la loi. Mais il a fallu attendre 1948 pour que les femmes puissent voter. »
Si la démocratie est “le moins mauvais des systèmes” pour paraphraser Winston Churchill, « c’est un art difficile », renchérit Christian Behrendt, professeur de droit public. Il faut dès lors admettre que ce régime peut donner lieu à des décisions imparfaites. Outre son aspect “arithmétique”, il est aussi affaire de valeurs et ces deux acceptions du terme s’opposent parfois. « Récemment, les Suisses se sont prononcés par référendum en faveur d’une règle qui interdit dorénavant la construction de nouveaux minarets dans leur pays. Cette décision a ensuite été consacrée dans la Constitution helvétique… mais il est manifeste qu’une telle règle de droit interne est contraire à la Convention européenne des droits de l’homme », reprend le professeur. La “démocratie des valeurs” entre ainsi en désaccord frontal avec la “démocratie arithmétique”, c’est-à-dire avec une prise de position majoritaire, dotée d’une régularité procédurale. « Ce qui est important de voir, c’est que personne ne soutient qu’il y aurait eu des fraudes lors du référendum suisse : au contraire, le caractère formellement impeccable de la décision prise est établi. Mais la question devient alors : la décision ainsi adoptée par la majorité ne doit-elle pas malgré tout respecter un certain nombre de valeurs, consacrées dans des normes situées au niveau international et que la Suisse a ratifiées ? Et si oui, dans quels cas et à quelles conditions ? Décidément, il s’agit là d’un débat qui appelle une approche nuancée, car un Etat a en principe parfaitement le droit de sortir d’un traité, afin de ne plus être lié par lui. »
Le respect des droits de l’homme est un idéal à atteindre. « Mais c’est un idéal universel, reprend Pierre Verjans. Et non pas seulement, comme voudraient le faire croire certains dirigeants, un idéal occidental. L’ancien président du Sénégal, Abdou Diouf, a toujours défendu ce point de vue. Et les jeunes révolutionnaires du “Printemps arabe” ou les artisans de la société civile de la République démocratique du Congo, par exemple, le revendiquent avec force. »
En conférant les insignes de docteur honoris causa à ces trois personnalités politiques de premier plan, l’université de Liège entend saluer leur action en faveur des libertés individuelles et des structures démocratiques dans leurs pays respectifs.
Patricia Janssens
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Mikhaïl Gorbatchev est invité à Liège par la Société régionale d’investissement de Wallonie (SRIW).
| Rentrée académique Programme du mercredi 21 septembre aux amphithéâtres de l’Europe, Sart-Tilman, 4000 Liège. • 10h : débat avec les Prs Christian Behrendt et Edouard Delruelle, Bob Kabamba et Sebastian Santander, chargés de cours. Animé par Eddy Caekelberghs, journaliste RTBF • 15h : cérémonie de Rentrée académique Dans le grand hall du bâtiment – et jusqu’au 30 septembre – Amnesty International, Mnema et le Centre pour l’égalité des chances présenteront une exposition sur la thématique, laquelle sera ensuite dévoilée place du 20-Août au début du mois d’octobre. Toute la communauté universitaire est invitée aux différents événements de la journée. Information sur le site www.ulg.ac.be/ra2011 |
Président du Sénégal de 1981 à 2000, Abdou Diouf est le fils spirituel de Léopold Sédar Senghor, écrivain, académicien et fondateur de la République du Sénégal en1960. Il succède à son mentor et inscrit son action politique dans ses pas. « Son ambition était de faire rayonner la démocratie en Afrique, expose Bob Kabamba, chargé de cours au département de science politique. Respectueux de la Constitution, il a consolidé l’œuvre de Senghor en organisant des élections libres et pluralistes et en respectant les droits de l’homme. De même, c’est sans incident qu’il céda la place à Abdoulaye Wade qui remporta les élections en 2000. »
Eloigné du pouvoir, Abdou Diouf ne reste pas inactif pour autant. Dès 2003, il devient Secrétaire général de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) et lui apporte une dimension politique. « Désormais, note Bob Kabamba, ne sont invités au Sommet de la francophonie que les dirigeants qui respectent les droits de l’homme. » C’est ainsi qu’en 2008, le président de la Mauritanie n’a pas été convié à celui de Québec. Le Secrétaire général a même suspendu ce pays de l’OIF, ce qui l’écarte des programmes financés par l’Organisation. « Grâce à ces dirigeants opiniâtres, le processus de démocratisation fait aujourd’hui tâche d’huile en Afrique, conclut Bob Kabamba. L’Afrique du Sud, le Bénin, le Ghana ont adopté les systèmes démocratiques. Par principe ? Sans doute, mais aussi parce qu’il y a une corrélation évidente entre ce mode de gouvernance et l’essor économique… »
Alors que les systèmes politiques autoritaires – voire militaires – prédominaient sur le continent sud-américain, alors qu’au Chili, au Paraguay, en Uruguay et en Argentine notamment étaient bafoués les droits de l’homme et réprimée avec violence toute forme d’opposition, la très grave crise économique des années 1980 a contraint les dirigeants de ces pays à lâcher du lest. Depuis lors, et principalement depuis les années 2000, des personnalités de gauche, issues de la société civile sont arrivées au pouvoir : Evo Moralès en Bolivie, Luiz Inacio Lula au Brésil, Rafael Correa en Equateur, Enrique Bolaños au Nicaragua, Michelle Bachelet au Chili.
Médecin, chirurgienne, Michelle Bachelet s’est spécialisée en pédiatrie et santé publique. Elle dirige une ONG d’aide aux enfants des personnes torturées et disparues. Ministre de la Santé puis de la Défense dans les gouvernements nommés par le président Ricardo Lagos, elle lui succède à la tête de l’Etat chilien en 2006. « C’est une personnalité très populaire au Chili, rapporte Sebastian Santander, chargé de cours au département de science politique. Durant son mandat, elle a réformé le système obligatoire de retraite en instaurant un “filet de sécurité” et a manifesté une approche progressiste en matière de mœurs (en matière d’avortement notamment). Elle s’est parfaitement soumise au jeu démocratique en respectant les institutions et, malgré son passé de victime de la dictature de Pinochet, n’a pas cherché de revanche mais s’est résolument tournée vers l’avenir. » Elle quitte le pouvoir en 2010 et devient Secrétaire général adjointe de l’ONU chargée de l’égalité et l’autonomisation des femmes.
Mikhaïl Gorbatchev incarne la fin de la Guerre froide. Sa politique d’ouverture économique, notamment, « a permis l’amorce d’un débat inédit auquel participent des dissidents muselés depuis des années, débat qui prépare les élections soviétiques de 1989, les premières après l’abolition du monopole du Parti communiste. Elle permet l’entrée de nouvelles forces politiques au parlement fédéral mais aussi, dans les différentes Républiques, de forces nationalistes réclamant plus d’autonomie », explique Nina Bachkatov, maître de conférences au département de science politique.
Elu Secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique en mars 1985, Gorbatchev dirige l’URSS jusqu’en 1991. Son discours politique se veut plus ouvert, tant à l’intérieur du pays que sur la scène internationale. « Pendant toute cette période, le régime soviétique n’a pas eu recours à la force alors qu’il en avait fait ample usage dans le passé à l’intérieur de l’Union soviétique elle-même et dans le camp communiste », rappelle la chercheuse. Il promeut un “socialisme à visage humain”. Le prix Nobel de la Paix lui est décerné en 1990 mais les critiques se font vives à l’intérieur du pays. En août 1991, un coup d’Etat fomenté par les conservateurs conduira Mikhaïl Gorbatchev à la démission : elle sera effective le 25 décembre de la même année.