Depuis 1987, la “Journée mondiale du refus de la misère” est célébrée le 17 octobre.
C’est l’occasion de s’interroger sur la grande pauvreté et sur les politiques à mettre en œuvre pour lutter contre elle.
Patrick Italiano, chercheur à l’Institut des sciences humaines et sociales, et le Pr Sergio Perelman, de HEC-Ecole de gestion de l’ULg, évoquent la problématique à partir de leur champ d’étude.
Le 15e jour du mois : Quel regard portez-vous sur la pauvreté ?
Patrick Italiano : La problématique de la grande pauvreté est très complexe. J’ai participé à plusieurs recherches concernant les “sans domicile fixe” (SDF). Dans la plupart des cas, les gens (en majorité des hommes) arrivent à la rue suite à un accident de la vie : divorce, perte d’un travail, problème judiciaire, etc. Il y a souvent un background qui explique un manque de ressources psychologiques ; ils ne savent pas rebondir, et ils se retrouvent alors à la rue ou dans les abris de nuit. Ce constat est valable dans toutes les grandes villes wallonnes.
Dans l’ensemble des facteurs, le marché du logement occupe une place centrale. Les loyers sont de plus en plus élevés et prennent une part toujours plus grande dans les budgets des ménages. On assiste donc à une fragilité d’une couche importante de la population qui, au moindre accident, bascule dans la pauvreté. Même à Namur, on a vu des personnes à l’abri de nuit qui ont un emploi.
Depuis les années 2000, les pouvoirs publics en Belgique ont mis en place des dispositifs de retour au logement. L’objectif était de réinsérer les populations en perdition par le biais, notamment, d’une prime à la réinstallation. Cela en a aidé beaucoup, mais d’autres, confrontés rapidement à une solitude insupportable, sont retournés rapidement à la rue… Parmi ces nouveaux arrivants à la rue, beaucoup acceptent rapidement les propositions venant de services sociaux qui les approchent. C’est pour ça qu’il y a moins de femmes, la charge d’enfants leur maintient une utilité sociale à préserver; elles vont plus facilement en maison d’accueil par exemple. Mais d’autres refusent d’encore se conformer à ce que la société attend d’eux, et ce mode de vie devient chronique, souvent accompagné d’alcoolisme ou de toxicomanie.
Le 15e jour : Quelle piste suivre alors ?
P.I. : Des recherches ont mis en évidence qu’un dispositif de réinsertion efficient devait être basé sur une restauration de l’image de la personne. Je m’explique : les SDF ont oublié qu’ils avaient des compétences et qu’avant d’habiter sous les ponts, ils travaillaient, ils savaient faire des choses. Certaines associations ont intégré cette dimension dans leur modus operandi. A Charleroi, par exemple, les SDF sont invités à proposer un “projet pour la rue” devant un jury. Celui-ci accorde alors un budget. Un bel exemple est le projet “Bonjour” qui apporte un soutien aux SDF hospitalisés, particulièrement esseulés. Aujourd’hui, le promoteur du projet a trouvé un logement et travaille comme bénévole.
A Liège, rue Saint-Laurent, existe la cafétéria “A mon nos hôtes”. Lieu de rencontres, elle propose à ses clients de prendre part, avec des responsabilités – et donc une confiance – à l’organisation du café. Ces initiatives sont intéressantes et utiles, mais il ne faut jamais oublier que la réinsertion des SDF est une mission de très longue haleine. L’association Diogènes, à Bruxelles, le sait bien. Elle a pour philosophie de créer une relation de confiance avec les personnes, une relation non intrusive qui met parfois des mois à prendre forme. Mais c’est la seule voie possible pour amener certains SDF à formuler une demande, à entamer une démarche. C’est un travail extrêmement utile mais très ingrat : impossible d’éradiquer en effet la pauvreté. Le temps que certains s’en sortent, après des années de galère, d’autres y entrent… Du point de vue sociétal, ce sont des questions structurelles.
Le 15e jour du mois : Quel regard portez-vous sur la pauvreté ?
Sergio Perelman : Il y a, hélas, de plus en plus d’inégalités dans nos sociétés occidentales. On assiste à un véritable étirement de la distribution des revenus : il y a davantage de revenus faibles ou très faibles et de plus en plus de salaires élevés, voire très élevés. Les institutions internationales et l’Europe ont défini le “seuil de pauvreté” comme étant “inférieur à 60% du revenu médian d’une population”. En Belgique, ce revenu est de l’ordre de 1500 euros : le seuil à partir duquel on risque de basculer dans la pauvreté est donc estimé à 900 euros par mois. Attention : les situations sont multiples, car une personne propriétaire de son logement vivra mieux qu’un locataire avec 900 euros par mois.
Les chiffres de 2009 sont assez explicites : 15% de nos concitoyens vivent sous le niveau de pauvreté. Malgré les politiques publiques mises en place, ce chiffre est stable, un peu à la hausse peut-être. Le constat est identique en Europe : l’aggravation des inégalités est visible. Le taux de pauvreté aux Pays-Bas, au Danemark et en Suède est de 11% ; au Royaume-Uni, 17% ; en Italie et au Portugal, 18% ; en Grèce, 20%. Mais l’actualité récente, liée à la crise de la Grèce notamment, fait craindre un taux plus inquiétant encore.
Ce “seuil de pauvreté” a des effets collatéraux : en Belgique (et ailleurs), certains allocataires de minimex, certaines pensions sont sous le seuil de pauvreté ! Les statistiques rendant public cet état de fait, les pays essayent de majorer les allocations afin de ne pas alourdir leurs statistiques…
Photo © Ulg - Michel Houet
Le 15e jour : Quelle piste suivre selon vous ?
S.P. : Un des objectifs du traité de Lisbonne était de réduire la grande pauvreté. Les Etats s’y sont employés en menant des politiques qui ont permis la création de nouveaux emplois, mais ceux-ci sont souvent précaires ou à temps réduits. La pauvreté ne diminue donc pas de manière significative. Les mesures d’“activation” que l’on connaît en Belgique ont eu une certaine efficacité : activation des chômeurs, aide en faveur des familles pour aider les mères à garder leur emploi, etc. Grâce à ces mesures, on peut dire que les ménages qui bénéficiaient déjà d’un premier revenu, ont été bien soutenus. Mais les autres ? Sans revenus du travail, ou avec un statut précaire, les ménages restent très fragiles.
L’insertion, on le sait, se fait principalement grâce au travail. Mais les systèmes d’allocation sont parfois en concurrence avec le marché de l’emploi. Une femme veuve, par exemple, peut avoir un intérêt financier à ne pas chercher une activité car elle bénéficie d’une pension. Idem pour un handicapé. Des études sont menées à l’heure actuelle pour autoriser certains cumuls permettant aux retraités d’arrondir leur pension, par exemple. D’autant que l’on sait qu’ils ne sont pas en concurrence avec les jeunes qui arrivent sur le marché de l’emploi.
Propos recueillis par Patricia Janssens
Un colloque sur cette thématique aura lieu à Huy le lundi 17 octobre.