C’est l’histoire d’un grand phoque, témoin malgré lui de la folie des hommes. L’éléphant de mer septentrional, c’est ce “grand témoin” qu’observent deux chercheuses liégeoises, Sarah Habran et Krishna Das, du laboratoire d’océanologie de l’ULg, dans le cadre d’une vaste étude sur les effets polluants chez les phocidés.
Ces mammifères marins carnivores sont les plus grands représentants de la famille des phoques, les phocidés. Leur nom fait écho à une masse imposante (jusqu’à trois tonnes) et à l’ébauche de trompe que portent les mâles. L’éléphant de mer du Nord fréquente l’océan Pacifique et passe la plus grande partie de sa vie sous l’eau, traquant poissons et calmars au cours de longues plongées en solitaire. Mais son aisance en mer ne l’empêche pas de figurer parmi les phoques les plus “terrestres”, puisqu’il séjourne, chaque année, plusieurs mois sur la terre ferme. Pour se reproduire, mettre bas, allaiter et muer. La femelle met au monde un seul petit, qu’elle nourrit durant 24 à 28 jours, pendant lesquels elle jeûne et maigrit considérablement. A l’inverse de son rejeton, qui peut tripler son poids pendant la même période !
Indicateurs privilégiés
Les éléphants de mer sont considérés comme des “sentinelles” de la pollution. Situés au sommet de la chaîne alimentaire, ils se nourrissent en effet de proies qui, elles-mêmes, en ont d’abord dévoré d’autres, plus petites, et ainsi de suite jusqu’aux animalcules mangeurs de phytoplancton, la “soupe végétale” située à la base de la chaîne alimentaire en milieu aquatique. Ils accumulent ainsi d’importantes quantités de contaminants rejetés par l’industrie et les autres activités humaines, tels que les “éléments traces” essentiels (sélénium, zinc) ou non-essentiels (mercure, plomb, cadmium, etc.) et des polluants organiques persistants, comme les PCB et les pesticides. C’est ce qui fait d’eux des indicateurs privilégiés du niveau de pollution des océans.
Quand les éléphants marins séjournent à terre, ils deviennent accessibles aux scientifiques, qui peuvent les approcher pour prélever sur eux des échantillons et les analyser. Lors des périodes de reproduction et de mue, ils se rassemblent en colonies sur les côtes et jeûnent complètement. Ils dépendent donc uniquement de leur épaisse couche de graisse pour assurer leur subsistance et fournir le lait nécessaire à la croissance des nouveau-nés lors de la période d’allaitement. Mais, si le lait maternel apporte au petit les ressources énergétiques indispensables, il transmet aussi les contaminants qui leur sont associés. Le lait véhicule donc, également, des substances très toxiques comme le plomb, le cadmium et le mercure. Jusqu’il y a peu, aucune étude ne s’était focalisée sur la dynamique (c’est-à dire sur la mobilité) de ces “éléments traces”. L’objectif de l’étude liégeoise était donc de comprendre les modalités de transfert ou de mobilisation de ces substances, pour savoir comment elles se mettent en mouvement et se déplacent dans le corps mais aussi d’un organisme à un autre, de la mère à sa progéniture.
Eurêka
Plusieurs chercheurs belges de l’ULg et de l’UCL se sont rendus à plusieurs reprises dans la colonie d’éléphants de mer à l’Año Nuevo State Park, en Californie. Ils ont sélectionné une vingtaine de mères et leurs petits, afin d’analyser les niveaux de concentration en éléments traces, chez chacun d’eux. Ce travail a été réalisé sur des animaux vivants et en bonne santé, représentant donc la population sauvage. Cela impliquait des prélèvements de “matérieux” très accessibles, comme le sang, le lait, le lard sous-cutané et les poils. L’étude devait permettre de comprendre les mécanismes impliqués dans la “toxicocinétique” de ces substances. On cherchait à savoir ce que ces produits deviennent, comment ils passent de la mère au petit et comment ils se redistribuent dans les tissus. Et on a trouvé ! Les recherches ont montré l’existence d’un transfert transmammaire de mercure et de sélénium, deux substances qui transitent par le lait. L’étude suggère également que le transfert maternel de sélénium est important pendant l’allaitement, alors que le transfert de mercure s’opère principalement pendant la gestation. De même, la lactation et le jeûne affectent les niveaux de mercure total et de sélénium dans le sang et le lait des mères phoques. Des études toxicologiques supplémentaires seront nécessaires pour comprendre les répercussions de ces transferts sur la santé des phoques.
Mais ce qui est déjà certain, c’est que les progrès des connaissances dans le domaine de l’écotoxicologie sont d’autant plus importants que les niveaux de substances polluantes dans l’environnement continuent de croître, en dépit des mesures de protection des écosystèmes et d’une relative régulation de la pollution.
Jacques Gevers
Article complet sur le site www.reflexions.ulg.ac.be (rubrique Terre/océano).