Décembre 2011 /209
Décembre 2011 /209

Quand Tintin n’existait pas encore

HistBDLes débuts de la bande dessinée s’entourent d’un flou historique – faute de consensus autour de l’acte de naissance du médium – qui peut rendre malaisée la catégorisation d’oeuvres anciennes. D’aucuns s’accordent pour dire que la première production digne de ce nom est celle de l’Américain Richard F. Outcault, The Yellow Kid, parue en 1896 ; d’autres encore voient en l’auteur suisse Rodolf Töpffer – qui articule, dès 1827, du texte et des images montées en séquence – la figure du père du 9e art.

Sans case, pas de bulle

En Belgique, on ne parle pas vraiment de bande dessinée avant Hergé, le père de Tintin et de la ligne claire. La discipline est pourtant, déjà au XIXe siècle, pratiquée par toute une nuée de personnes qui nous ont laissé des productions intéressantes à plusieurs égards mais que les archives des bibliothèques et musées ne classent guère aux rayonnages de la BD. Dans le cadre de sa thèse de doctorat en histoire de l’art, Frédéric Paques a déterré et remis à l’honneur une partie de cette masse d’oeuvres belges, presque oubliées, réalisées entre 1830 et 1914 et appartenant au champ de la production bédéique. « Que ce soit en France ou en Allemagne, il existe des traces d’une production de bandes dessinées au XIXe siècle, constate Frédéric Paques. J’ai décidé d’explorer ce champ de recherche en limitant mon analyse aux bandes dessinées belges francophones parues en Wallonie et à Bruxelles. J’ai compulsé 156 journaux belges et me suis également intéressé à l’imagerie populaire de cette période. Au total, mon corpus a rassemblé entre 1500 et 2000 planches. »

A quoi ressemble une bande dessinée des premiers temps ? Celle-ci étonne parfois par sa forme : on ne distingue pas toujours clairement la division en cases ; le phylactère – élément qui concentre pourtant à lui seul, dans l’imaginaire contemporain, l’univers de la BD – est tout simplement absent, le texte étant souvent apposé au bas de l’image. « Certaines bandes dessinées sont même muettes », poursuit Frédéric Paques.

Plus généralement, deux types de bande dessinée affleurent du corpus monté de toutes pièces par le chercheur. « D’un côté, on a une bande dessinée plus codifiée, destinée soit à la famille soit aux enfants, et que l’on retrouve dans les magazines illustrés – le plus célèbre d’entre eux, Le Patriote Illustré – et dans l’imagerie populaire. Le ton est burlesque, comique voire moralisateur. » D’un autre côté, on trouve, dans la presse satirique, une BD sous une forme plus anarchique, davantage créative et spontanée. Le ton y est caustique, politique et engagé ; le dessin et la forme sont plus libres : « Personnellement, observe le chercheur, cela me fait beaucoup penser à ce qui se dégage d’un Charlie Hebdo dans les années 1970. »

Il faut d’ailleurs attendre 1900 avant de voir l’irruption, dans le paysage belge francophone, de la toute première planche du dessinateur belge Félicien Rops – qui s’inscrit, pour l’occasion, franchement dans la continuité de Töpffer : M. Coremans au tir national. Elle paraît en 1861 dans l’Almanach de l’Uylenspiegel, sous-titré “hebdomadaire bruxellois des ébats artistiques et littéraires”, créé en 1856 par Rops lui-même.

Petit à petit, la dernière page des magazines illustrés devient une place privilégiée pour les bandes dessinées. Parallèlement, la presse satirique connaît un essor important, expression d’une très forte opposition entre catholiques et libéraux de l’époque, clivés autour de la guerre scolaire notamment. Cet affrontement donne lieu à une production bédéique très virulente, beaucoup plus vitriolée que ce qu’elle pourrait être aujourd’hui. Progressivement, la bande dessinée déserte cependant les publications satiriques au fur et à mesure qu’elle est ressentie comme un médium pour enfants.

Une mouvance liégeoise

A Liège, les choses bougent aussi fin XIXe siècle. Le journal satirique Le Frondeur – qui voit le jour en 1880 et s’éteint dix ans plus tard – publie des BD comiques, très libres au niveau de la forme et parfois traversées d’un propos politique. « Caprice Revue, paru entre 1888 et 1889, s’inspire du modèle parisien du Chat Noir. On y publie quasi systématiquement une bande dessinée. Y collaborent comme bédéistes de jeunes artistes qui vont plus tard devenir célèbres pour leur activité d’affichiste, de peintre ou graveur : Auguste Donnay, Armand Rassenfosse, Emile Berchmans, François Maréchal ou encore Léon Dardenne. » S’établit ainsi une mouvance dont les acteurs ont pour point commun d’être de jeunes artistes au début de leur carrière, plutôt désinvoltes, libérés de toutes contraintes artistique, morale ou financière.

Malgré un certain engouement pour le médium manifesté ici et là dans nos contrées wallonne et bruxelloise, Frédéric Pâques concède qu’il n’y a pas de grande tradition belge de la bande dessinée entre 1830 et 1914, mais plutôt des micro-traditions plus ou moins éphémères. Cette forme primitive de la bande dessinée semble connaître aujourd’hui un écho dans la bande dessinée contemporaine…

Michaël Oliveira Magalhaes
Photo : Bibliothèque générale de l'ULg

Article complet sur le site www.reflexions.ulg.ac.be (rubrique Pensée/lettres).

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