Une histoire musicale entre Elvis et Kurt

Le rock, c’est de la musique, pas de doute là-dessus. Et pourtant, de toute la littérature qui sort sur le sujet, rares sont les ouvrages qui prennent cette facette en considération. Lacune à laquelle le musicologue et historien de la musique Christophe Pirenne, professeur au département arts et sciences de la communication, vient de remédier. Il vient de signer chez Fayard Une histoire musicale du rock.

Pour tous les goûts

En parcourant cet ouvrage d’une densité et d’un volume impressionnants (il dépasse les 700 pages), on se rend vite compte qu’il est loin de se réduire à un livre de musicologie. « L’analyse de la musique rock était un point de départ, explique son auteur. Mais bon, la musique n’explique pas tout dans le processus d’émergence d’une oeuvre. Je ne suis pas naïf au point de croire que l’inspiration tombe du ciel. Malgré leur don indubitable, ni Elvis Presley, ni Kurt Cobain, ni Kanye West n’ont vécu sur une île déserte. S’ils ont fait leur musique, c’est parce qu’ils ont eu telle technologie, qu’ils sont issus de tel milieu et qu’ils ont vécu à telle époque. »

Christophe Pirenne s’offre des détours truffés d’anecdotes et de détails dans des domaines aussi vastes que l’histoire en général, l’histoire de la musique et des technologies, la sociologie, la socioéconomie ou encore la biographie. La finalité est belle. Elle est de replacer la musique dans son contexte social, politique, économique, culturel, et plus particulièrement musical. Oscille donc dans l’ouvrage un aller-retour constant entre les idées de génie et un déterminisme social, le tout dans un échange dialectique. Car chaque génération a quelque chose à dire: soit elle s’inscrit dans la continuité du passé, soit elle s’y oppose, soit elle fragmente sa création en plusieurs souscatégories. Et c’est souvent un mélange des trois qui caractérise une génération par rapport à une autre.

L’ouvrage se découpe en 11 chapitres disposés dans un ordre chronologique remontant de 1954 à nos jours. Chacun d’eux traite d’une période de cinq à sept ans, et s’ouvre sur l’analyse musicale d’un album ou d’une chanson qui a marqué son époque. En ces débuts de chapitre, on y croise au hasard Elvis Presley, Ray Charles, les Pink Floyd, Nirvana, Radiohead et même Kanye West. « Dans la littérature, développe le musicologue, on parle de fifties, sixties, seventies, mais cette catégorisation ne fonctionne pas. Qui écoute la musique rock de son temps ? Les adolescents ou les jeunes adultes. Et tous les cinq ans, une nouvelle génération d’adolescents émerge avec ses codes, ses modes, ses idées, sa musique… »

Le rock depuis 1950

Une réflexion a aussi été apportée à la définition du rock. Christophe Pirenne l’envisage au sens large. Très large même, puisqu’il y est question d’à peu près tous les genres musicaux dont les jeunes se sont emparés depuis les années 1950. On peut citer rapidement le rock’n roll, le rock, le blues rock, la soul, le funk, le jazz fusion, le psychédélique, le punk, la disco, la new wave, le grunge, le folk, le rap, la techno et toutes ses déclinaisons, la britpop, le R&B, etc. Chacun de ces genres est décortiqué, illustré par ses protagonistes-phares et replacé dans son contexte, dans sa réaction par rapport à la société et par rapport aux genres préexistants. « Je voulais avant tout rester objectif et laisser la même place à chacun. Et quand on lit les meilleurs classements d’albums rock, par exemple, même au sein des journaux les plus intégristes, on retrouve toujours bien un Bob Dylan, un Bob Marley ou un Snoop Dogg. J’ai donc élargi la définition du rock à toutes les musiques actuelles qui n’étaient ni écrites sur partition, ni prévues pour l’improvisation, mais qui étaient avant tout enregistrées. »

Avec une telle multiplicité de points de vue, d’époques, de genres, d’acteurs, de courants, d’évolutions technologiques, Christophe Pirenne aurait facilement pu perdre son lecteur. Il n’en est rien. Le travail est celui d’un horloger suisse. La matière, dense, est savamment et méticuleusement arrangée au service de sa meilleure compréhension. Une chronologie efficace et des sous-titres factuels permettent un voyage confortable dans cet ouvrage qui servira tant de manuel de référence pour tout apprenti musicologue que de livre de chevet pour tout amateur de musique éclairé souhaitant remettre en contexte la musique qui berce ou a bercé son adolescence.

Philippe Lecrenier

Article complet sur le site www.reflexions.ulg.ac.be (rubrique Société/histoire).