Le mardi 13 décembre, en plein coeur de Liège, place Saint-Lambert, un homme a semé la mort et la panique. Le bilan est extrêmement grave : 6 morts et 125 blessés. Les secours sont arrivés très rapidement sur place, des équipes de psychologues ont assuré une aide aux blessés, aux familles, aux témoins du drame. Adelaïde Blavier, chargée de recherches au FNRS en faculté de Psychologie et des Sciences de l’éducation, et Michaël Dantinne, chargé de cours à l’Ecole de criminologie Jean Constant en faculté de Droit, abordent cette tragédie sous l’angle de leur spécialité.
Le 15e jour du mois : Lorsqu’ils interviennent dans un contexte de crise, quelles sont les priorités des psychologues ?
Adelaïde Blavier : Deux démarches sont essentielles en pareille circonstance. Dans le jargon des psychologues, on parle de defusing (désamorçage) et de debriefing. La première est celle qui doit être réalisée le plus tôt possible après le drame : l’accueil des victimes en état de choc. Il faut les rassurer, les entourer, les mettre en sécurité. Les écouter si elles le veulent, sans jamais forcer la parole. Des individus peuvent pleurer, hurler, présenter des tremblements, etc. D’autres peuvent être livides, murés dans le silence, sans aucune réaction. Vient ensuite le moment du debriefing, celui de l’écoute et de l’aide à l’expression. Le debriefing de groupe est intéressant quand on a affaire à des gens qui se connaissent en dehors de l’accident, qui ont des liens par ailleurs, à l’école ou dans une entreprise. Idéalement, cette phase doit avoir lieu 48h après les événements, après l’émotion, après la crise, mais pas trop tard de manière à ce que les personnes n’aient pas eu le temps de reconstruire l’événement. Il faut les aider à le faire. C’est important. Plusieurs entreprises ont sollicité notre service pour un debriefing, ce qui fut le cas aussi lors d’un accident à Cockerill et lors de l’explosion de la rue Léopold.
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que les victimes dépassent le nombre des blessés physiques. Les personnes qui ont assisté au drame sont aussi des victimes. Et, à un degré moindre, les Liégeois également. Parce que tout le monde peut s’identifier aux blessés : tout le monde passe par la place Saint-Lambert, attend le bus ou flâne au marché de Noël. Bref, chacun se dit : “Cela aurait pu être moi.” Après un tel choc émotionnel, certaines personnes peuvent développer ce que l’on appelle des “reviviscences”, un symptôme psycho-traumatique qui se manifeste surtout par des flash-back, des cauchemars, des pensées intrusives qui s’accompagnent d’un comportement d’évitement : beaucoup vont contourner la place Saint-Lambert par exemple, d’autres ressentiront une certaine tension, une émotion en la traversant. C’est normal dans les moments qui suivent l’événement. Le corps réagit à un événement anormal.
Le 15e jour : La parole est salvatrice ?
A.B. : Oui. Parler de l’événement est essentiel. Nous savons que le soutien social est déterminant dans cette situation. La victime doit pouvoir compter sur ses proches (famille, collègues, amis) afin de confier sa peine, son désarroi. C’est la raison pour laquelle les structures mises en place par la Ville et par l’ULg, notamment, sont importantes pour ceux qui se retrouvent isolés. En l’occurrence, la plupart des adolescents sont mieux armés que les adultes (et que les enfants), car ils partagent plus facilement leurs sentiments avec les copains. Mais si leurs paroles ne sont pas entendues, les victimes peuvent développer un très fort sentiment de désarroi qui accentue leur stress et leurs angoisses et peut notamment conduire à la dépression ou à l’agoraphobie. Elles peuvent aussi chercher refuge dans la pharmacologie (anti-dépresseurs, anxiolytiques) ou dans l’alcool.
Pour la plupart des individus, les symptômes s’atténuent après trois ou quatre semaines. Si ce n’est pas le cas, il faut penser à une prise en charge psychologique afin d’aider la personne à dépasser le choc. Il faut faire comprendre que ce qu’elle a vécu est rarissime à Liège. Que selon toute vraisemblance cela ne se reproduira jamais plus. Il faut travailler sur les émotions et les pensées qu’elle a traversées. Elle doit évacuer le stress lié à cela et, avec le temps, le classer dans les souvenirs, douloureux sans doute, mais qui ne la handicaperont plus dans la vie.
Le 15e jour du mois : Comment le criminologue que vous êtes analyse-t-il ce drame ?
Michaël Dantinne : Il n’y a pas de mots pour qualifier cette tuerie. Heureusement, c’est un fait très rare en Belgique, rarissime à Liège. Pourtant, d’un point de vue “technique” et malgré ce que l’on pourrait croire, il n’est pas si difficile de se procurer des armes de guerre. Les stocks des pays en conflit sont importants et des lots d’armes sont au coeur de différents trafics transnationaux.
Par contre, passer à l’acte, c’est autre chose ! Il faut franchir un nombre important de barrières psychologiques, au fil du temps et sur le moment même. Tirer au hasard sur des victimes innocentes, un bébé, des adolescents, des personnes âgées, toutes au mauvais moment au mauvais endroit, suppose de s’abstraire de nombreuses contingences qui dictent la vie sociale. C’est le prototype du comportement criminel totalement imprévisible et qui restera vraisemblablement à jamais incompréhensible.
Et pourtant, les victimes, les témoins de cette tragédie, l’opinion publique en général ont besoin de comprendre les causes ou le sens de cette catastrophe. Ce qui explique la tentation de chercher des responsables. C’est ainsi qu’on a su rapidement que Nordine Amrani avait un passé de délinquant et qu’il était en liberté conditionnelle.
Le 15e jour : Et de pointer du doigt le système judiciaire ?
Michaël Dantinne : Les gens se disent que s’il était resté derrière les barreaux, cela ne serait pas arrivé. Il faut d’abord rappeler que la libération conditionnelle est une modalité d’exécution de la peine d’emprisonnement. D’un point de vue théorique, notre conception du processus pénal suppose que l’exclusion de l’individu, pour les faits qu’il a commis, atteigne son paroxysme avec le prononcé de la condamnation. L’exécution de la sentence, quant à elle, s’inscrit dans une dynamique de réintégration progressive, plus ou moins longue, dans laquelle une remise en liberté sous conditions vient s’intégrer.
Arrivé au tiers de la peine ou aux deux-tiers dans le cas d’un récidiviste au sens de la loi, un condamné peut demander sa libération conditionnelle. C’est au tribunal de l’application des peines d’apprécier la demande qui n’est pas, loin s’en faut, accordée de manière automatique. Lorsque sa demande est acceptée, le condamné est pris en charge par un assistant qui assure à la fois son suivi et son contrôle. Les conditions peuvent inclure l’obligation de suivre une cure, une thérapie, de ne pas fréquenter certains lieux et/ou personnes, etc. Les services de police sont eux aussi prévenus. Libérer un individu sous condition, c’est un pari sur l’avenir, un pari sur l’humain, avec les risques d’échec que cela sous-entend.
Pour ma part, je ne pense pas que le système de la libération conditionnelle doive être remis en cause par cette affaire, aussi épouvantable soit-elle, même s’il reste encore très perfectible. Malheureusement, ce fait aurait tout aussi bien pu arriver si l’individu avait purgé la totalité de sa peine. Il semblerait plus à propos qu’un vrai débat s’ouvre, par exemple, sur le marché des armes illégales.
Propos recueillis par Patricia Janssens
Photos : ULg - Michel Houet 2010 et J.-L. Wertz