A l’appel des syndicats, une grève générale – touchant les salariés des secteurs public et privé – a eu lieu le lundi 30 janvier. Contre l’austérité prônée par le gouvernement. Le Pr Jacques Clesse, spécialiste du droit social en faculté de Droit, et Bruno Frère, chercheur qualifié au FNRS attaché à l’Institut des sciences humaines et sociales, donnent leur éclairage.
Le 15e jour du mois : La grève est-elle bien vue dans l’opinion publique ?
Bruno Frère : De manière générale, on a de plus en plus tendance à stigmatiser la grève comme étant une lutte corporatiste. Les salariés du secteur public notamment, les cheminots, les chauffeurs du TE C, les fonctionnaires sont considérés comme des “conservateurs” qui s’accrochent à leurs droits acquis et qui, une fois encore, vont compliquer notre quotidien. L’ultra-individualisation des parcours de vie n’est pas pour rien dans ce type de jugement. Les statuts professionnels et les contrats se sont extrêmement diversifiés et réticularisés. On travaille à durée déterminée, à temps partiel, non plus avec un seul “métier” mais sur plusieurs “jobs”, etc. On assiste à une sorte d’atomisation de la société, à un délitement des classes sociales (qui, en fait, n’est qu’apparent), lequel explique, pour une part sans doute, l’affaiblissement du syndicalisme et du militantisme politique depuis les années 1980 dans une bonne partie de l’Europe. Cette vision managériale du social renvoie chacun à sa stricte condition existentielle et à son seul parcours individuel.
Pourtant, de plus en plus de nombreux théoriciens, comme Badiou ou Rancière pour ne citer que les plus connus, s’accordent à dire qu’une nouvelle classe sociale de “précaires” a émergé et qu’en son sein un grand nombre de personnes travaillent ! On peut interpréter les mouvements de grèves actuels comme étant une réaction de ce qu’il reste des classes moyennes, lesquelles redoutent précisément ce qui les attend : passer la fine frontière qui les sépare encore de la précarité.
Mais, surtout, il faut rappeler que la grève – comme la manifestation – est une action de mécontentement, l’expression d’un désaccord politique. Aujourd’hui, les gouvernements nous promettent l’austérité comme étant une adaptation nécessaire, inéluctable. Arguant du bon sens, s’impose l’obligation de mieux gérer les deniers publics. Mais ce discours n’est en réalité qu’un mode d’interprétation (parmi d’autres) de la réalité. Il se fait le vecteur d’un nouveau mode de domination, managérial, qui subordonne en quelque sorte le politique à l’économique. Dans cette logique, la politique n’a plus aucun sens ! C’est accepter, comme l’a dit Luc Boltanski, que la démocratie n’ait plus droit de cité puisqu’un seul principe est avancé pour organiser et guider la société : la “nécessité” (de la situation économique) face à laquelle il faut impérativement s’adapter par la rigueur et l’austérité. Or, la grève – la rue face au pouvoir – consacre la prévalence du geste politique et interpelle nos responsables.
Le 15e jour : Pensez-vous que ce mode d’expression a vécu ?
B.F. : Disons que d’autres modes d’engagement – plus dépolitisés – sont nés. Dans les années 1980, on a vu s’évanouir les grandes utopies collectivistes. Aujourd’hui, de nouveaux mouvements sociaux apparaissent : les altermondialistes, les tenants d’une économie alternative ou de la décroissance, plus récemment justement les Indignés, etc. Ils regroupent des individus sur une base plus restreinte et des objectifs précis : le respect de l’environnement, la défense des sans-papiers, le respect des droits de l’homme, la famine, etc. Comme l’a montré Jacques Ion, ces formes d’engagement conviennent mieux à une société plus individualisée : un engagement plus light, moins chronophage, une contestation plus personnalisée. Au bout du compte, cette forme d’engagement est… flexible ! C’est ce qui en fait, à mon avis, la puissance… et la fragilité à la fois.
Mais au delà de l’indignation morale qui pousse les uns et les autres à s’investir dans Greenpeace, MSF, Amnesty International, etc., quels sont les modes d’expression, les relais politiques ? Les grands progrès sociaux ne sont jamais advenus par de la bonne volonté morale mais par le croisement d’intérêts biens compris de groupes sociaux dans une lutte politique déclarée.
Le 15e jour du mois : De quand date le droit de grève en Belgique ?
Jacques Clesse : La Belgique est dans une situation insolite : le droit de grève n’est en effet pas écrit dans une loi. Jusqu’en 1921, il était en réalité impossible de se déclarer en grève sans se rendre coupable d’une infraction pénale. En 1921, l’infraction pénale a été abolie, mais le droit de grève n’était pas reconnu dans la relation employeurtravailleur. De ce fait, le travailleur qui “partait en grève” ne risquait plus ni amende ni peine de prison, mais il pouvait encore perdre son emploi ! Ce n’est qu’en 1981 qu’un arrêt de la Cour de cassation a reconnu le droit de grève pour les salariés du secteur privé. Quelques années plus tard (1990), la Belgique a ratifié la charte sociale européenne qui contient l’affirmation explicite du droit de grève, pour tous les travailleurs, y compris les agents de la fonction publique.
C’est une situation un peu exceptionnelle car, habituellement en Europe, ce droit fait l’objet d’une reconnaissance par la loi et, parfois, est inscrit dans la Constitution.
Le 15e jour : Le droit de grève, en Belgique, est-il balisé ?
J.C. : Le plus souvent, un préavis de grève doit être déposé par les syndicats et des négociations doivent avoir lieu avec l’entreprise avant, ultime recours, de déclarer la grève. Dans le secteur privé, ces obligations sont imposées par des conventions collectives de travail. Cependant, il faut noter que ces obligations incombent aux syndicats et sont établies pour éviter les grèves dites “sauvages” qui surprennent tout le monde, les usagers des transports en commun notamment. Stricto sensu, ces obligations ne concernent pas le travailleur qui pourrait, le cas échéant, partir en grève le matin sans avoir averti sa direction. De même, peu importe que la grève soit reconnue ou non par les syndicats. Dans notre pays, la grève n’est pas un droit syndical mais un droit individuel du travailleur.
Depuis plusieurs années, il y a une demande de certains d’instaurer un “service minimum” lors des grèves. A l’heure actuelle, il n’y a pas en Belgique de règles générales assurant un service minimum dans les services publics en cas de grève. Il existe toutefois des dispositions particulières concernant certaines activités, la police et l’armée notamment. Par contre, rien n’est prévu pour les hôpitaux publics, mais je ne connais pas d’exemple où le personnel d’un hôpital aurait refusé d’apporter les soins urgents et importants aux malades lors d’un jour de grève.
Un des problèmes importants – et difficile à résoudre sur le plan juridique – est l’opposition entre grévistes et non-grévistes au sein des entreprises. De plus en plus souvent, celles-ci saisissent le juge des référés pour faire constater que des piquets de grève interdisent l’entrée dans les locaux. Nombreux sont en effet les patrons qui, s’ils ne s’opposent pas au droit de grève, refusent cependantles piquets devant les portes. Cette situation donne lieu, parfois, à des conflits en interne : le droit de grève s’opposant au droit au travail des non-grévistes ! L’intervention du juge est encore sollicitée lorsqu’il y a, comme c’est arrivé quelquefois, séquestration des dirigeants de l’entreprise.
Propos recueillis par Patricia Janssens