Dans une interview au Soir, Kris Peeters, le ministre-président du gouvernement flamand, estimait qu’il est impérieux de mener à terme tous les volets de la réforme de l’État pour le début de l’an 2014 au plus tard.
Christian Behrendt, professeur de droit constitutionnel – qui a fait une intervention devant le Conseil économique et social de Wallonie, le 16 janvier dernier – pense également qu’il faut veiller à ce que l’intégralité des mesures décidées soient d’application avant les prochaines élections législatives.
Le 15e jour du mois : Pourquoi pensez-vous qu’il y a urgence ?
Christian Behrendt : Je pense que le danger de récupération partisane et populiste d’un éventuel retard pris dans la mise en oeuvre effective de la réforme de l’Etat est à prendre au sérieux, ceci d’autant plus que de récents sondages d’opinion (La Libre, 11 et 12 février) démontrent que, côté flamand, la N-VA recueille actuellement environ 37% des intentions de vote et que le Vlaams Belang est crédité de 11%. Au total, ces deux partis – qui, comme nous le savons, sont explicitement en faveur d’une partition du pays – recueillent donc aujourd’hui 48 % des intentions de vote au sein du corps électoral flamand.
Bien sûr, de tels sondages sont à la fois faillibles et contingents, mais on aurait tort de les négliger. En effet, notre législation électorale opère selon le système de la représentation proportionnelle, et plus précisément selon la méthode dite de la “clef d’Hondt ”. Cette méthode de calcul avantage, légèrement mais certainement, les partis les plus forts (historiquement, le PS en a tiré avantage en Wallonie, le MR à Bruxelles et le CVP en Flandre). Autrement dit, lorsqu’on a affaire à un grand parti, le nombre de sièges auquel il a droit est toujours arrondi vers le haut. Ce système contribue à lutter contre la fragmentation du spectre politique et est un facteur de stabilisation du régime démocratique. Par ailleurs, l’effet est assez marginal. Toutefois – et mon assistant Frédéric Bouhon l’a récemment démontré dans une carte blanche* –, il existe des situations dans lesquelles cet effet d’amplification peut s’avérer déterminant. Tel est notamment le cas lorsqu’un parti ou une coalition de plusieurs partis s’approche fortement, en termes de pourcentage des suffrages, de la barre fatidique des 50%.
L’amplification induite par la clef d’Hondt peut alors représenter la goutte qui fait déborder le vase. On appelle cela l’effet de basculement de la clef d’Hondt. Et cet effet constitue une hypothèse potentiellement dangereuse pour les différents scrutins de 2014.
Le 15e jour : Vous dites que le “diable se cache dans les détails” ?
Christian Behrendt : Oui ! Ou, comme aurait sans doute préféré Bart De Wever, “in minimis stat malignitas”… Prenons par exemple la défédéralisation projetée des allocations familiales. Intellectuellement, le transfert de cette compétence – et des moyens financiers correspondants – paraît assez simple : il suffirait, aurait-on tendance à penser, de recenser l’intégralité des personnes qui en bénéficient, de les répartir ensuite en fonction de leur domicile légal, et de déterminer de la sorte quelle entité fédérée sera dorénavant compétente pour le versement de ces allocations à tel ou tel bénéficiaire ; le montant global des sommes que l’Autorité fédérale serait ainsi appelée à transférer à chacune des institutions communautaires serait donc très facile à établir. En pratique toutefois, bien des difficultés se posent.
En effet, pour ce qui est des allocations dont les bénéficiaires sont des enfants de travailleurs salariés (ouvriers, employés ou fonctionnaires), il existe 18 caisses distinctes qui versent aux bénéficiaires les montants alloués. Tout ce beau monde est chapeauté par une organisation faîtière, à savoir l’ONAFTS . Mais cela n’est pas tout, car il existe encore 11 caisses dont les bénéficiaires sont les enfants des travailleurs indépendants. Et ici aussi, il existe une administration faîtière, à savoir l’Inasti. Au grand total, et en tenant compte de deux caisses auxiliaires qui existent également, on arrive ainsi à un chiffre de 31 caisses différentes pour le paiement des allocations familiales dans notre pays ! Pour connaître –au centime près – les montants précis que l’Autorité fédérale devra verser lorsque la matière des allocations aura été transférée, il faudra donc se livrer à un calcul caisse par caisse des montants et additionner les 31 soustotaux ainsi obtenus… sachant par ailleurs que le montant des allocations diffère en fonction de l’âge de l’enfant, d’un éventuel handicap dont il est atteint et du nombre d’enfants dans un ménage.
On le voit, la communautarisation des allocations familiales est certes possible, mais si l’on souhaite réaliser ce transfert de compétences pour janvier 2014, alors l’année 2012 sera une période particulièrement importante : il faudra mettre à profit le temps précieux qu’elle nous offre pour préparer ce dossier d’une manière approfondie, tant du point de vue juridique que du point de vue informatique et financier. Et le transfert des allocations familiales (point qui représente à peu près 6 milliards sur les 17 de transferts de compétence au total que la sixième réforme de l’Etat va provoquer) ne sont qu’un exemple parmi d’autres. Pour tous ces transferts envisagés, 2012 est une année précieuse : une année d’étude, de préparation et de rédaction des différents projets de textes légaux. Il faut bien se rendre compte qu’organiser une réforme de l’Etat d’un volume de 17 milliards est une tâche tout à fait considérable. Pour donner un chiffre de comparaison, en 2011, je me permets de préciser que les dépenses fédérales, hors service de la dette, s’élevaient à 48 milliards et le budget wallon à environ 7 milliards. Ces chiffres suffisent pour illustrer la très grande l’ampleur de la réforme de l’Etat.
Propos recueillis par Patricia Janssens
Photo : J.-L. Wertz
Voir l’intégralité de la communication sur le site www.reflexions.ulg.ac.be (rubrique Décryptage).
* Le Soir, 30 décembre 2010, p. 12.