Au début du mois de février, Annick Stevens, chargée de cours au département de philosophie, a renoncé à son poste à l’Université. Sa démission, rendue publique, a rencontré un certain écho à Liège, en Wallonie et dans les pays voisins. Elle témoigne d’un malaise éprouvé par les enseignants d’ici et d’ailleurs. Le 15e jour du mois a souhaité lui donner la parole et a aussi demandé l’avis de Jean-François Bachelet, sociologue à l’Institut des sciences humaines et sociales.
Le 15e jour du mois : Dans votre lettre de démission, vous dénoncez le productivisme qui sévit à l’Université ?
Annick Stevens : En effet. Les nouveaux critères d’évaluation introduits tant par les Universités ellesmêmes que par les organismes financeurs, publics et privés, correspondent à l’idéologie générale de la société actuelle, qui est le productivisme. Sous prétexte d’objectivité, seul est pris en considération l’aspect quantitatif du travail de l’enseignant et du chercheur, qui se trouve entraîné dans une course folle pour produire toujours plus de publications, de conférences, de thèses, etc. Le résultat est que, dans toutes les disciplines, on est inondé de centaines d’articles bâclés, répétitifs, qui n’apportent rien au lecteur.
Cette tendance est générale dans le monde entier et je suis loin d’être la seule à la constater. Pour s’en tenir à la Belgique, des enseignants de l’UCL ont déjà manifesté leur inquiétude à propos du manque d’investissement pour les universités et du manque de vision politique lié à la recherche. De même, je viens d’apprendre qu’un groupe de réflexion s’est créé à l’UL B pour s’inscrire dans le mouvement international de la “Slow Science”, ou de la “désexcellence” entendue non pas comme une revendication de “non-excellence” mais bien comme une résistance aux injonctions pressantes de rentabilité et d’immédiateté.
Je ne suis pas, évidemment, opposée à l’évaluation ! Nos recherches sont en permanence évaluées puisqu’elles sont passées au crible des comités de lecture et je trouve très utile aussi que les enseignants soient évalués par les étudiants. Simplement, il faut que les critères d’évaluation soient adaptés à la sélection d’une véritable qualité pédagogique et scientifique.
Le 15e jour : L’Université fait fausse route ?
A.S. : Je le pense. Le processus de Bologne a mis toutes les Universités en concurrence. Chaque institution est depuis lors sommée d’attirer les étudiants. On a introduit une 5e année sans aucune évaluation de son utilité ; on a multiplié l’offre de masters sans rien ajouter aux moyens pour les organiser dans de bonnes conditions.
Par ailleurs, la réforme du FNRS va pénaliser fortement l’accès au doctorat dans les Facultés qui reçoivent peu de financement privé, comme la faculté de Philosophie et Lettres. En effet, l’octroi d’un financement de doctorat dépend désormais pour une grande part de l’efficacité productrice du service dans lequel il s’inscrit. Cette exigence va attirer les candidats ambitieux vers un nombre limité de grosses entités et va réduire du même coup la diversité des thèmes de recherche.
Mais le pire est peut-être la transformation du rapport entre l’Université et la société. Dans une société dont le modèle économique vacille et qui doit repenser ses choix et ses valeurs, l’Université devrait jouer un rôle moteur pour la réflexion et la proposition d’alternatives. Au contraire, elle n’a jamais été aussi soumise aux tendances dominantes, aussi empressée de suivre aveuglément les diktats d’une certaine forme d’économie.
Le potentiel critique des universitaires a très fort diminué, non pas pour des raisons intellectuelles ou de formation (même si la distance critique n’est sans doute pas suffisamment enseignée dans chaque domaine), mais par autocensure. Pour rester dans la course, ou parce qu’on a l’impression que toute opposition est perdue d’avance, chacun se résigne à faire comme tout le monde, contribuant ainsi au renforcement du système, par servitude volontaire. Il y a quelques exceptions, mais elles étaient trop isolées jusqu’ici pour pouvoir résister efficacement. Dans ces conditions, je pense qu’il vaut mieux partir faire ailleurs ce que l’Université ne veut plus faire.
Le 15e jour du mois : L’Université est-elle soumise à des pressions extérieures ?
Jean-François Bachelet : L’Université est une institution qui change avec la société. A ce titre, elle a toujours été en relation de plus ou moins grande dépendance avec les différents pouvoirs. En Europe, nous sommes très attachés à une représentation inspirée de l’Université imaginée par Wilhelm Von Humboldt au début du XIXe siècle. Celle-ci valorise la connaissance en tant que telle, l’indivisibilité du savoir et la liberté créatrice du savant. Les universitaires sont encore très attachés à cet idéal… en oubliant que celui-ci est cependant subordonné au départ à des ambitions très pratiques : la création de l’Etat prussien ! Le principe de la liberté académique a permis à l’Université de jouer un rôle déterminant comme instance de légitimation des connaissances. Mais à l’heure actuelle, les objectifs de la science et la société à laquelle elle doit contribuer sont d’abord définis par le monde économique. Il y a donc un fossé qui s’est creusé entre l’idée que les scientifiques se font de l’Université et le projet de société dominant.
Traditionnellement, l’Université forme des individus pour leur permettre d’assumer un certain rôle dans la société. Si celle-ci réclame des entrepreneurs, il est logique qu’elle soit influencée dans ce sens. Il ne s’agit pas ici de refuser qu’elle évolue, mais bien de se demander dans quelle mesure le savoir doit ou ne doit pas être déterminé par une logique d’entreprise. C’est sans doute ce qui motive les tenants de la “Slow Science”, à l’image des adeptes du “Slow Food” : la prise ou la reprise en compte d’autres valeurs sociétales et existentielles.
Le 15e jour : L’Université fait-elle fausse route ?
J.-F. B. : Le décret de Bologne (1999) – largement inspiré par l’esprit du colloque de Glion* – entendait moderniser l’enseignement supérieur et les universités européennes. Dans la foulée de la chute du mur de Berlin, les valeurs de référence de cette transformation ont été prises chez le vainqueur idéologique de la guerre froide, c’est-à-dire les Etats-Unis et la démocratie de marché. Le décret de Bologne, en mettant les universités en concurrence, n’a peut-être pas explicitement transformé les universités en entreprises, mais a clairement assimilé l’enseignement supérieur et la recherche à des marchés. Ceux-ci imposent peu à peu leur vocabulaire, leurs lois et leurs critères en matière de gestion, d’efficacité et d’évaluation dans tous les domaines, à commencer par le politique. Les Etats réclament des formations “utiles” qui répondent aux souhaits des entreprises et tendent à soutenir avant tout des recherches directement valorisables. L’idée que la connaissance ne peut être que pratique, utilitaire, fait écho au dogme de la démocratie de marché : c’est comme si la civilisation culminait avec ce modèle de société et que celle-ci devenait à proprement parler “impensable”. Cela provoque de plus en plus de crispations dans le monde universitaire, à commencer par ce que les Anglo-Saxons nomment humanities : pourquoi cette posture idéologique serait-elle “impensable” ? Pourquoi ne pourrait-on pas la critiquer, l’analyser, a fortiori à l’Université ?
L’histoire de l’Université se nourrit de tensions et de paradoxes ; elle se fait entre pouvoirs et contrepouvoirs. Je pense qu’il est aussi de la responsabilité de l’Université de faire exister des outils pour comprendre les ressorts de son existence et de son évolution. Et proposer le cas échéant des alternatives, des amendements, des adaptations. Sans cela les scientifiques ne seraient plus des intellectuels.
Propos recueillis par Patricia Janssens
* Think tank libéral dédié à l’évolution des Universités et de la recherche.