La coopération universitaire pour le développement est-elle en sursis ? Son avenir est pour l’instant incertain, car elle est considérée comme une “compétence usurpée” par le gouvernement fédéral qui voudrait la transférer aux entités fédérées. Le point avec le Pr Bertrand Losson de la faculté de Médecine vétérinaire, président de la Commission universitaire pour le développement (CUD) depuis janvier dernier, et le Pr Marc Poncelet de l’Institut des sciences humaines et sociales, membre de cette même commission.
Le 15e jour du mois : Quel est le budget annuel de la CUD ?
Bertrand Losson : Le gouvernement fédéral consacre environ 65 millions d’euros par an à la coopération universitaire, dont 32 pour les universités francophones. Cela permet à ces établissements de mener une politique de coopération institutionnelle (CUI), de financer des projets de recherche (on parle des “programmes d’initiative ciblée”, les PIC), de soutenir des formations spécialisées (les “programmes de formation spécialisée”, les PFS), d’accorder des bourses aux étudiants pour venir suivre des cursus en Fédération Wallonie-Bruxelles ou initier des projets de recherche au Sud. Confronté à un plan drastique, le gouvernement fédéral doit réaliser de substantielles économies. C’est évidemment la raison pour laquelle il a établi une liste de compétences qu’il assumait jusqu’à présent, mais qu’il qualifie maintenant d’“usurpées” et qu’il entend transférer aux entités fédérées. Lesquelles refusent, pour le moment.
Le 15e jour : Pour les universités, la coopération est aussi un terrain d’étude ?
B.L. : Bien sûr. La coopération universitaire au développement est d’abord une aide efficace et importante pour les pays du Tiers-Monde. Elle est d’ailleurs multiforme puisqu’elle peut concerner de très nombreux domaines de recherche et disciplines. Citons l’agronomie, les sciences sociales, la santé publique et la médecine, le droit, la gouvernance, l’aménagement du territoire, etc. Mais cette aide n’est pas à sens unique puisque les chercheurs, les étudiants ainsi que les doctorants trouvent aussi dans ces régions des terrains d’étude à leur mesure. A l’ULg, on compte entre quatre et cinq projets PIC chaque année et près de 200 chercheurs, toutes Facultés confondues, sont engagés dans des projets de coopération. Dans ce cadre, de nombreux collègues assurent le rôle de responsables d’activité ou de gestionnaires académiques de plusieurs programmes de type CUI. Sur le campus d’Arlon, à Gembloux Agro-Bio Tech, il y a aussi beaucoup de chercheurs impliqués dans des projets de partenariat dans des pays du Sud. Pour ma part, j’ai beaucoup travaillé au Maroc, en Equateur, au Bénin et en République démocratique du Congo (RDC.)
Le 15e jour : Quelle est la situation actuelle ?
B.L. : Nous savons maintenant que les programmes engagés pour l’année 2012 pourront être menés à bien car le gouvernement fédéral a libéré les fonds suite au conseil des ministres du 20 avril dernier. Mais l’avenir est inquiétant : le budget 2013 sera-t-il réduit ? Les entités fédérées reprendront-elles à leur charge ce type de financement ou bien sera-t-il purement et simplement supprimé ? Je crois savoir que la Région flamande pourrait faire face à cette dépense le cas échéant. Elio Di Rupo, le Premier ministre, a assuré que tant qu’une solution n’était pas trouvée en concertation avec les entités fédérées, la poursuite des activités actuelles serait assurée. Je l’espère car, si les lignes budgétaires étaient effacées, les salaires versés sur place seraient suspendus, les bourses délivrées aux doctorants retirées, les stages annulés… Depuis sa création, la CUD représente, pour le Sud, plus d’une centaine d’institutions partenaires, pas loin de 2000 chercheurs et plus de 10 000 boursiers. L’arrêt des financements porterait non seulement un coup fatal à tous les projets en cours, mais il signifierait aussi un renoncement aux valeurs de solidarité et d’ouverture au monde prônées par l’Université.
Le 15e jour du mois : Quelle est la spécificité de la coopération au développement au niveau belge ?
Marc Poncelet : Contrairement aux Pays-Bas ou la France, la Belgique a une tradition très originale de coopération indirecte. Les universités ont mandat à préparer et exécuter des programmes avec des homologues du Sud. Les universités sont subsidiées pour cela par le pouvoir fédéral mais mettent leur expertise à disposition de ces programmes gérés par la CUD pour la partie francophone. Depuis 1996-97, celle-ci est devenue un outil de coopération visant à renforcer les capacités pédagogiques, scientifiques, administratives des universités des pays du Sud prioritaires pour les Affaires étrangères et la coopération au développement belges.
Le 15e jour : Que signifierait pour l’ULg la perte du financement de la CUD ?
M.P. : Sur le prochain programme (2012-2018) que nous préparons depuis deux ans, cela représente environ 250 à 300 étudiants de masters complémentaires qui ne pourraient plus venir étudier à l’ULg. A ceux-ci, il faudrait ajouter autant de doctorants en formule mixte liés aux programmes d’appui institutionnel et de recherche. A Liège, nous avons une longue tradition de coopération universitaire. A l’Institut des sciences humaines et sociales où existent deux masters dans ce domaine, plus de la moitié des enseignants interviennent régulièrement dans de tels programmes en Afrique et Amérique latine. Certains pilotent des activités dans un pays depuis plusieurs années et toutes ces activités amènent ici des dizaines de boursiers, chercheurs, collègues du Sud.
En ce qui concerne mon environnement direct, un arrêt en 2013 représenterait une perte de l’équivalent de sept postes à temps plein (deux ici, les autres au Bénin, RDC, Madagascar), l’annulation de deux projets de recherche qui comptent six doctorats en cours et une très sérieuse menace sur la finalisation de 12 autres doctorats mixtes d’assistants congolais dans les universités francophones ! Six doctorats (Niger, Bénin, RD C) liés aux groupes de recherche en appui à la politique de coopération seraient aussi arrêtés !
Le 15e jour : Et quels seraient les “dommages collatéraux” ?
M.P. : Ils sont nombreux. Je pense d’abord à l’énorme gâchis que représente la mise en péril de 15 ans de travail : les réseaux de relations créés, les multiples échanges académiques en dehors des programmes entre membres de différentes universités belges et européennes. Il ne faut pas non plus négliger la dégradation d’image. Nos collègues du Sud commencent à comprendre que l’Europe n’est plus le centre du monde au moment où, en Afrique en particulier, les missions universitaires indiennes et chinoises se multiplient !
La CUD devait lancer de nouveaux programmes réformés pour 2013-2018. Un travail énorme de préparation a été réalisé au Nord et surtout au Sud. La dernière annonce du ministre nous permet de... finir la préparation mais nous devrons travailler sans aucune garantie. Que dire aux partenaires ? Il est périlleux de construire quelque chose dans un tel climat d’incertitude. Bien sûr, il faut admettre que nous ne sommes plus vraiment un “pays riche” et comprendre que d’autres bailleurs de fonds existent (la Banque mondiale, l’Union européenne, les fonds privés, la Chine, l’Inde et… la Flandre !) mais faute de pouvoir délivrer un message clair à nos partenaires du Sud, nous risquons de voir se briser des liens de longue date, sans espoir de pouvoir les recréer. La coopération universitaire au développement en Belgique sera-t-elle demain exclusivement flamande ?
Propos recueillis par Marc-Henri Bawin
La pétition sur l’avenir de la CUD a déjà recueilli plus de 10 600 signatures :
voir le site http://11209.lapetition.be/