Septembre 2012 /216
Septembre 2012 /216

Entretien avec Laurent Mauvignier réalisé par Sarah Sindaco

Dans le cadre de sa venue à Liège pour le festival littéraire international “Mixed Zone”, Laurent Mauvignier, romancier français, nous accorde un entretien sur la thématique générale de cet événement. Le festival fera se rencontrer des écrivains, des traducteurs, des éditeurs et des libraires européens ; les universitaires y joueront quant à eux les rôles d’interviewers et de modérateurs des débats.

Le 15e jour du mois : Quel rapport entretenez-vous avec le monde universitaire qui s’intéresse de plus en plus à votre œuvre ? En dehors du fait d’être un mode de diffusion et de légitimation parmi d’autres, le travail critique des universitaires apporte-t-il quelque chose à votre pratique d’écrivain ?

Laurent Mauvignier : Oui, il m’apporte une connaissance qui pose un vocabulaire sur une pratique, une sorte de diagnostic, pourrait-on dire, d’une inscription de mon travail, que ce soit dans le champ de la littérature contemporaine, dans l’exercice et les modalités de mon écriture. L’effet positif, c’est de trouver parfois formulées en termes qui ne sont pas les miens des notions que je ne maîtrise pas toujours. Mais, enfin, c’est une dimension qui est de moins en moins vraie. À force de pratique justement, évidemment je connais mieux mes livres. Le temps m’a permis aussi de débroussailler. L’effet négatif, mais qui au fond est positif aussi parce qu’il oblige à se remettre en question, c’est l’effet de clôture que pose le regard universitaire. Même ouvert à des pratiques de “l’extrême contemporain”, le regard universitaire prend les objets qu’il étudie comme des corps déjà constitués (et pour cause, comment feraient les universitaires pour parler des livres qui ne sont pas encore écrits ?).

En mars 2011, j’ai eu l’honneur de voir mon travail devenir l’objet d’un colloque, auquel j’ai en partie assisté. Évidemment, tout ça fait un peu enterrement de première classe, puisqu’on a l’impression que l’ensemble du travail est pris comme un objet clos, peu enclin à s’ouvrir, à se complexifier, pris non comme une étape dans un processus dont les livres sont des moments, mais comme une somme achevée. En travaillant sur un corpus comme s’il était définitif, on le fossilise ; l’auteur voit ainsi les traits, les caractéristiques de son travail. On lui tend le miroir, le patrimoine génétique de ce qui est fait, de ce qui est derrière lui. C’est intéressant, bien sûr. C’est instructif, aussi. Mais lorsqu’il doit se remettre au travail, c’est d’autant plus difficile. Comment ne pas avoir l’impression – désagréable – soudain de se parodier, de revenir sur des chemins déjà trop parcourus et balisés ? L’auteur doit avancer par son art. Le savoir qu’il en a, qu’on lui apporte, les éclairages divers, sont des atouts s’il sait aussi les contrarier, les dénoncer, les battre en brèche. Pour moi, j’en suis à ce moment ; ce que me donne la critique universitaire, et, d’ailleurs, pas seulement universitaire, l’écriture doit le reprendre et le détruire. L’art avance en détruisant ce qui est fait. L’art avance en dénonçant ce qui est dit. Il doit remettre de l’inconnu dans ce qui est en cours.

Le 15e jour : A propos de votre roman Dans la foule, paru en 2006, vous avez déclaré à plusieurs reprises avoir voulu faire “un roman européen”. Vous vous êtes beaucoup expliqué sur le déclencheur qu’a constitué le 11 septembre et sur la sensation de “déjà vu” qui a ravivé chez vous la mémoire du drame du Heysel. A ce propos dans un entretien accordé à Jérôme Diacre en 2007, vous dites : « J’ai préféré cette histoire européenne, déjà plus liée à l’histoire qu’à l’actualité, moins “opportuniste” en quelque sorte… » En dehors de cette question de l’actualité, pensez-vous qu’il existe un “roman européen” ou y a-t-il chez vous le désir de sortir d’une vision très “nationale” du champ littéraire français, qui n’aurait au surplus plus beaucoup de pertinence aujourd’hui ?

L.M. : Cette question du roman européen, c’est vrai que je me la suis posée à l’époque où j’écrivais Dans la foule. Il me semblait qu’il existait un roman qui allait de certains Espagnols, Molina, Marias, Marsé par exemple, des romanciers qui racontaient des histoires mais dont le souci de l’écriture est plus visible que chez les Américains. Il y en avait d’autres en Europe, Sebald, Magris, mais aussi Lobo Antunes, Lidia Jorge, Rosetta Loy, Robert Menasse, qui proposaient une littérature qui me semblait européenne, par un souci assez spécifique de l’écriture, et aussi par des thèmes très forts. Thomas Bernhard étant la figure absolue, pour moi, de l’écrivain européen, dans ses sujets, bien sûr, dans le ressassement de l’Histoire et de son histoire personnelle, et dans sa forme : une écriture identifiable entre mille, très distincte. Thomas Bernhard, d’une certaine manière, est à la fois un écrivain très singulier et pourtant très emblématique, et d’une certaine manière, exacerbée (comme toujours chez lui), il pourrait conjuguer plusieurs traits communs aux Européens.

Mais cette vision que j’avais il y a dix ans (disons au début des années 2000, quand j’ai commencé Dans la foule), aujourd’hui, je crois qu’elle n’est plus tout à fait pertinente, ou moins, en tout cas, parce que les enjeux se sont déplacés. La mondialisation s’est amplifiée, il me semble que ma génération, les générations qui arrivent, nourries de littérature américaine, proposeront une littérature moins identifiable comme européenne, plus liée à la globalisation. La question qu’on pourrait se poser aujourd’hui, ce serait plutôt de savoir comment écrire dans une langue autre que l’anglais ? Quelle place le français peut-il avoir ? Est-ce que toute littérature non anglo-saxonne n’est pas vouée au ghetto, à la marginalisation, à la périphérie ? Le français peut-il porter une écriture, une littérature qui puisse être entendue ? C’est pour moi la vraie question, l’enjeu de la littérature aujourd’hui. On sait que pour toutes les littératures, la survie est déjà difficile, pas acquise. Mais pour nous qui écrivons dans une autre langue que l’anglais, nous qui sommes déjà perçus avec une sorte de gentil mépris du fait de ne pas être américains et perçus avec ce gentil mépris non par les Américains, qui se contentent de nous ignorer, mais par nous-mêmes. Il suffit de voir dans quel état de transe était la presse avec Jonathan Littell, parce qu’un Américain avait écrit son livre en français... C’était assez symptomatique. Je le sais, j’ai pu le constater en parlant avec eux, c’était l’année de la sortie de Dans la foule. Il y aurait un travail à faire sur cette question….

Comment ne pas écrire pour faire de la figuration, mais pour que nos livres soient des acteurs de ce monde, qu’ils agissent avec lui, comme témoins de ce monde et pas comme de simples épiphénomènes inoffensifs ? La littérature est de toute façon “ghettoïsée”, comment faire pour ne pas l’être davantage ? C’est la question de la pertinence, des raisons qui poussent à écrire, pas seulement une question de “part de marché” dans la vaste ronde de la mondialisation. Pas une question de “suprématie” d’un art sur l’autre, d’une langue sur l’autre. C’est une question qu’on pourrait formuler en demandant ce que peut, dans notre monde, la littérature. Comment peut-elle prendre sa part de discours, comment peut-elle compter, comment, alors que sa langue n’est pas la langue des marchés, pas la langue de la mondialisation, la littérature de langue française peut avoir son mot à dire ? Comment le français peut-il exister dans tout ça ? Voilà aujourd’hui une des questions qui me semblent cruciales. Une question de vie ou de mort pour la littérature, pour qu’elle ne devienne pas un simple passe-temps décoratif, un ornement pour nostalgiques, mais un instrument qui peut faire voir le monde, le donner à voir et à penser au-delà de ses propres frontières et limites culturelles. Je n’ai pas la réponse, mais la question, je l’ai en tête, et elle est entière.

Le 15e jour : Vos romans sont traduits en plusieurs langues (anglais, allemand, néerlandais, espagnol, chinois, etc.). Quelle part prenez-vous à une entreprise de traduction (choix du traducteur, travail d’accompagnement ou de relecture, etc.) ? La traduction littéraire implique la rencontre d’un public étranger, avec une langue et une culture propres. Cela produit-il des écarts importants, des effets inattendus ou inespérés ?

L.M. : L’éditeur, qui achète les droits d’un livre, travaille avec ses propres traducteurs. Vous recevez parfois un mail d’un traducteur, qui vous demande des précisions, qui vous pose des questions. Ça a été le cas beaucoup avec ma traductrice danoise, un peu avec les traducteurs italiens et allemands (j’en ai eu deux dans les deux cas, pour la même raison, à savoir que mes premiers et mes derniers livres ne sont pas chez le même éditeur). Certains ne demandent absolument rien, vous recevez une traduction dans votre boîte aux lettres et parfois (ça m’est arrivé avec un pays d’Asie, et, sans rire, j’étais incapable d’identifier le pays !), vous découvrez le nom du traducteur en même temps que le livre. Parfois l’éditeur vous invite à venir parler du livre, parfois il vous propose une couverture, parfois il vous demande si vous acceptez un autre titre. Il arrive que les traducteurs posent des questions particulières, liées aux particularités de leur langue. Mon traducteur chinois, par exemple, me demandait la place de tel personnage dans la fratrie. Je lui disais que c’était un personnage secondaire, voire marginal dans le livre, mais lui en avait besoin, car en chinois, m’expliquait-il, c’est par sa place dans la fratrie qu’on peut le désigner. Pour le reste, je n’ai aucun moyen de vérifier ce que font les traducteurs, et je n’en ai pas le désir. Il faut faire confiance, une traduction est un autre livre. Ce qui est bien – ça m’est arrivé deux fois –, c’est quand vous entendez lire dans une autre langue et que vous percevez tout de même la musique de votre écriture. Pour moi, si j’entends ça, c’est que la traduction est réussie.

Le 15e jour : Selon vous, quel est aujourd’hui le statut du romancier en France ? On sait que l’écrivain français a eu jusqu’au milieu du XXe siècle une fonction sociale primordiale. En tant qu’écrivain, considérez-vous que vous avez une responsabilité dans la société ? Ou en d’autres termes, et pour reprendre une de vos formules, quelle est “l’onde de choc” du romancier dans la France contemporaine ?

L.M. : Je sais que le roman peut poser un regard sur le monde qui est très précieux et particulier aujourd’hui. Il peut essayer d’analyser, de comprendre, dans le temps, les causes et les effets d’une situation. Il peut les regarder en profondeur, ce que notre monde, lui, ne veut ou ne peut plus faire. Le roman, contrairement au cinéma, qui est trop soumis à des contingences économiques, peut prendre sur lui d’étudier les ondes de choc d’un événement et ne pas se contenter d’énoncer ou de montrer l’événement. Il peut remonter à la source, essayer de montrer les soubassements qui fondent les incompréhensions et les drames de nos sociétés : bref, il peut penser. Il peut donner à penser. Et c’est un luxe aujourd’hui, dans ce monde où l’on ne prend pas le temps de creuser, de sonder, d’observer. On regarde la pleine lumière, l’éclat, ou alors la noirceur d’une situation, on est dans l’impulsion, dans la réaction, dans l’émotivité, alors que le roman va chercher le degré plus profond, non pas l’émotivité  première et sans nuance, mais le mécanisme de la situation, d’où naît l’émotion, qui est une forme sensible d’intelligence. Parce qu’il a le temps pour lui, le roman peut (et doit) se permettre d’accueillir toutes les nuances de gris, si l’on peut dire, toutes les variations qui vont de l’effet d’une grande lumière à son contraire, et qui les rendent intelligibles. Voilà, pour moi, ce que le roman peut faire, peut-être mieux que les autres arts aujourd’hui.

Pour ce qui est du statut du romancier, je ne sais pas. Il a encore une grande valeur symbolique en France. Il suffit de voir comment les journaux accordent toujours une place disproportionnée aux livres par rapport à leur réel poids économique. L’importance des rentrées littéraires, en France, qui sont toujours des événements. Pour autant, sur la place de l’écrivain, il y a comme une nostalgie de l’écrivain comme conscience, comme figure de l’intellectuel engagé. L’image de Sartre, Camus, et celle qui plus en amont a fondé l’imaginaire collectif, Hugo, Zola, reste forte. Mais aujourd’hui les écrivains se veulent plus libres, moins tenus à une sorte d’obligation morale, ou de devoir un peu sentencieux. L’écrivain engagé, les auteurs s’en méfient comme d’un vaniteux ou un beau parleur de plus ; on en a quelques beaux spécimens, pas sûr qu’ils fassent envie à beaucoup d’écrivains, pas sûr non plus que le public ne les trouve pas un peu ridicules et prétentieux. S’il y a une crise de ce côté-là, elle vient des écrivains eux-mêmes, de leur image, de la représentation que la société s’en fait. On sait, avec la télévision, avec l’ère du spectacle, que, sorti de ses livres, l’écrivain devient un clown comme les autres ; il entre dans le show alors que, pour résister, il lui faut refuser ce jeu. Aujourd’hui, pour continuer à s’engager, l’écrivain est paradoxalement tenu à une certaine discrétion. C’est par ses livres, et seulement par eux, qu’il doit chercher à donner à voir le monde, à en porter la critique et une vision renouvelée. Il a une chance pour lui, le roman est un art qui est aujourd’hui presque à contretemps ; c’est un contrepoint à la vitesse de l’information, de la communication, et en cela il reste un outil de liberté, un instrument de subversion. Il peut mesurer “l’onde de choc”, pour reprendre cette expression, des événements dont l’actualité ne rend compte que dans l’évidente immédiateté. En fait, je vois bien à quoi peuvent servir les romans, comment ils peuvent être une façon originale d’appréhender le monde aujourd’hui, une forme d’art qui a, il me semble, une grande pertinence. En revanche, dire la fonction de l’écrivain, je ne sais pas vraiment, mais au fond je ne suis pas sûr qu’il soit de mon ressort d’essayer de le dire.

 

Le 15e jour : Pour relier les deux questions précédentes, qui évoquaient d’une part la prise en charge romanesque de l’actualité ­ dont vous vous méfiez ­ et d’autre part la responsabilité éventuelle de l’écrivain : que pensez-vous de la présence croissante, tant au cinéma qu’en littérature, du fait divers (l’affaire Fritzl, l’affaire Grégory, l’affaire Lhermitte, etc.) ? Votre dernier texte en date, Ce que j’appelle oubli, consiste précisément en une fictionnalisation d’un fait divers totalement d’actualité : en 2009, un homme est tabassé à mort par quatre vigiles pour avoir volé une cannette de bière dans un supermarché lyonnais. Comment s’est posée pour vous la question de la fictionnalisation de ce fait divers encore “chaud” ? Sa faible médiatisation était-elle une condition préalable ? Par ailleurs, avez-vous pensé à cette occasion au roman de François Bon, Un fait divers, paru en 1993 chez le même éditeur que vous (Minuit) ?

L.M. : Bien sûr que j’ai pensé à François Bon ! J’ai souvent l’occasion de penser à lui quand j’écris. Et, pour tout vous dire, j’aurais même bien aimé appeler mon livre Un fait divers. Je ne sais pas si la présence des faits divers se multiplie. Duras déjà avec L’amante anglaise, et Carrère bien sûr, plus récemment. Pour moi, la question n’est pas que le fait divers soit ou non médiatisé, même si, inconsciemment, ça doit jouer un peu, j’imagine. Mais la question est : qu’est-ce qui déclenche l’écriture ? Pour moi, je l’ai déjà raconté plusieurs fois, ce n’est pas le fait divers de cet homme battu à mort, c’est une affichette qui évoquait ce fait divers et le jugement avec un ton très proche de Thomas Bernhard. C’est ce premier élément d’abord. Puis la relecture de La nuit juste avant les forêts de Koltès, que je voulais offrir à des amis, qui est entré en résonance avec l’affichette. Il est vrai qu’il y a avec les faits divers une puissance archaïque qui est toujours passionnante à étudier, à analyser. Pour un écrivain, le mécanisme des événements et des faits, l’enchaînement des causes et des effets, le cheminement narratif et cette force qui mène à un dénouement connu, ont une puissance qui tient au tragique : comment on en arrive là, à ce moment précis du drame, où la commune humanité “s’animalise” ? Comment la violence ou l’invraisemblance du fait divers nous révèle à nous-mêmes cette part enfouie de l’humain, ces parts d’ombre que toute la société s’évertue à cacher, à contenir, à étouffer alors que, en même temps, elle les exacerbe par ses pressions multiples ? Les écrivains aiment remonter le fil d’une histoire, dénouer les liens en remontant à la source.

Pour moi, l’usage de la fiction, ce serait comme pour un peintre la question de la fidélité au modèle. La fidélité, ce n’est pas la représentation “journalistique”, l’aspect de la chronique, mais c’est aller chercher derrière l’image la vérité du drame plus que son réalisme. La fiction, pour moi, c’est un moyen d’atteindre une vérité du personnage, de la situation, que le fait divers me permet d’entrevoir sans jamais me donner complètement. Je ne veux pas me laisser piéger par ce “modèle”, par ce cadre narratif. Je veux pouvoir m’émanciper de son effet d’anecdote pour aller chercher autre chose, qui ne soit pas encombré par le souci de réalisme journalistique. Les faits divers sont intéressants pour ce qu’ils portent et disent, et non pour eux-mêmes. On doit la fidélité à l’esprit plus qu’à la lettre, comme toujours.

Le 15e jour : Vous citez régulièrement le roman américain et le roman espagnol comme exemples de fictions capables d’articuler l’intime et le collectif, la petite et la grande histoire, tandis que le roman français serait en quelque sorte un peu “frileux”, focalisé sur “son petit moi”. Alors que l’autofiction prédomine dans la littérature française contemporaine, aucun de vos romans n’y a recours. L’autofiction est-elle incompatible avec votre conception du roman ?

L.M. : « L’autofiction prédomine dans la littérature française », dites-vous. Excusez-moi, mais je ne vois pas d’autofiction chez des écrivains aussi différents que Michel Houellebecq, Jean Echenoz, Pierre Michon, Olivier et Jean Rolin, François Bon, Leslie Kaplan, Régis Jauffret, Philippe Djian, Patrick Deville, Marie Darrieussecq, Olivia Rosenthal, Pierre Senges, Pascal Quignard, Marie NDiaye, Tanguy Viel (même si Paris-Brest pourrait en faire partie), Éric Chevillard, Jean-Christophe Rufin, Anna Gavalda, Olivier Adam, Laurent Gaudé, Mathias Enard, Jérôme Ferrari, etc. Vous allez me répondre : Christine Angot, Emmanuel Carrère, Annie Ernaux, Brigitte Giraud, Camille Laurens, Renaud Camus, j’en oublie, et vous aurez raison. Sauf que si l’on fait deux listes, chacune une colonne, vous verrez, l’effet d’optique va se dissoudre, et ce qui restera de cette impression d’autofiction partout c’est comment le monde journalistique, une fois encore, se raconte ce qu’il veut et projette, à force de simplification, des schémas réducteurs qui n’ont que peu à voir, à la fin, avec la réalité. Parce que, ça oui, qu’est-ce qu’on en a parlé, de l’autofiction ! Comme aujourd’hui on ne parle que de l’Histoire et du réel, etc. Comme si c’était nouveau… Peu importe. De toute façon, on peut faire de la littérature avec tout.

Il faut éviter d’être dogmatique, de se laisser enfermer dans des règles, des certitudes qui en général trouvent toujours leurs contre-exemples ; tant pis si les effets de mode éclipsent les uns au profit des autres, puis les autres au profit des uns. Ce qui compte, c’est que les écrivains travaillent avec ce qu’ils sont, comme ils peuvent. Bienheureux déjà ceux qui réussissent à construire leur œuvre. Et tout est possible, autofiction ou pas. Pour ma part, je n’en ai jamais eu le désir, la nécessité. Je ne dis pas que ça ne viendra pas, je ne ferme la porte à rien, je ne sais pas de quoi demain sera fait. L’écriture est capricieuse, et ses voies, comme ses voix, impénétrables. Alors, je ne ferai pas le fier-à-bras en prétendant qu’il faut faire ceci et pas cela. Je préfère laisser ouvertes les portes, toutes, et je serai heureux si je peux toujours en pousser une, quelle qu’elle soit. Mais c’est vrai que, pour l’instant et même de plus en plus, j’essaie plutôt de me détacher de moi, d’aller vers “d’autres vies que la mienne”, pour paraphraser Carrère, non pas parce que j’ai une passion pour les autres, mais parce que les autres me font écrire, et que ce dont j’ai besoin avant tout, c’est d’écrire. Ce qu’il faut à un écrivain pour écrire, c’est un matériau, une matière qu’il puisse malaxer à son gré, qui provoque chez lui images, sensations, réflexions, situations, mouvements, qui sollicitent son imaginaire, qui aiguisent sa vision du monde, etc. Pour moi, pour l’instant, c’est en essayant de tendre le plus possible vers les autres, parce que je me sais déjà trop présent à moi-même, et trop présent dans mes personnages. Pour certains auteurs, il en va autrement, il leur faut passer par le filtre d’un soi qui devient un personnage ; c’est une possibilité parmi plusieurs. Si l’on regarde Proust, on voit bien que les autres et soi, tout ça peut s’articuler merveilleusement. Faux problème, donc, s’il y a un vrai écrivain.

Le 15e jour : Vous avez également affirmé que le roman français contemporain, à l’exception de quelques romanciers et en particulier François Bon, ne se confronte ni au présent, ni au passé proche. Ce constat me semble intimement lié à un problème plus vaste, qui concerne en réalité la société française dans son entier et qui obsède votre pratique romanesque : celui de la mémoire. Pensez-vous que les questions mémorielles qui agitent et clivent la France depuis la fin de la seconde guerre mondiale ont eu un impact décisif sur le roman français ?

L.M. : Tout ça a beaucoup changé ces dernières années et puis ce n’était peut-être pas si vrai non plus avant… je ne sais pas. Mais il est vrai que j’ai toujours été impressionné par ce refus français de regarder son histoire récente, d’accepter d’appréhender ses propres conflits. Bien sûr, je pensais à la guerre d’Algérie. Tout ça, littérairement, est en train de changer. Il y a certainement une question du refoulé mémoriel, mais pas seulement ; le choix, à une époque, de ne s’intéresser à la littérature que comme force de renouvellement du monde, était aussi en germe dans le surréalisme, dans le refus du réalisme et du roman traditionnel. Contrairement à tous les raccourcis qu’on entend aujourd’hui, le refus du roman ne date pas de Robbe-Grillet, comme le refus de l’histoire n’est pas une simple autocensure liée à la Collaboration ou à la guerre d’Algérie. Je crois que tout ça s’inscrit dans une histoire de la littérature française. Si aujourd’hui on revient à l’histoire et au réel, c’est aussi que, simplement, on rentre dans l’évidence d’une littérature mondialisée. Puisque les Américains ont écrit sur le Vietnam, puisque les Espagnols l’ont fait sur la Guerre Civile et le franquisme, si les Italiens le font sur les Brigades Rouges et sur la Mafia, les Français le feront. Ils le font sur l’Algérie et, tous les ans, la presse et les éditeurs nous dégotent le roman sociologique de six cents pages qui nous explique internet, la mondialisation, le monde de l’entreprise. En dix ans, je crois que tout a considérablement changé. La question qui se pose, c’est plutôt de savoir si, à la fin, il y aura eu autant d’écrivains que de livres, ce dont en revanche je ne suis pas certain…

Le 15e jour : Ces questions de l’autofiction et de la mémoire me paraissent pouvoir être connectées à une autre question, celle de l’ironie. Vous avez vous-même souligné l’interdit du roman qui caractérisait les années 1980 en France. À cette époque, la seule manière d’écrire un roman était de le faire sur un mode ironique : pour reprendre vos termes, l’auteur devait montrer qu’il n’était pas dupe de l’artifice du roman. Selon vous, l’ironie est-elle un frein au roman ou à la fiction ?

L.M. : Non, pas un frein, elle a même été d’un grand secours, puisqu’elle a rendu toutes les formes, y compris celle du roman, possibles. En disant, en gros, qu’on pouvait tout faire si on décidait de le faire sans être dupe, en affirmant n’être pas dupe, si on jouait de complicité, de la connivence avec le lecteur plutôt que de la méfiance envers les formes, alors tout était possible. Aujourd’hui, il faut sans doute à l’ironie d’autres ressorts. Elle peut aller parfois vers plus de cruauté. Elle peut devenir un instrument très intéressant pour parler de thèmes difficiles ; comment évoquer des idées, des opinions répugnantes, le racisme, le machisme, l’homophobie, etc., sans recours à ce second degré qui permet de montrer un personnage, une situation, sans ambiguïté sur les intentions de l’auteur ? Mais pour moi, la limite de l’ironie, qui est aussi sa force, c’est de toujours être en train de désamorcer. Il se trouve, je crois, que l’auteur doit parfois être capable d’appeler un chat un chat, de provoquer, par le premier degré, celui de l’interpellation, son lecteur. La frontalité fait mauvais ménage avec l’ironie, sauf si l’ironie accepte de devenir plus cruelle, plus cinglante, et qu’au lieu de désamorcer elle fait exploser différemment le réel dont elle parle. Elle ne doit pas être là pour adoucir, mais, au contraire, pour rendre les discours plus acides, plus incisifs encore.

Le 15e jour : Je partage votre conviction selon laquelle roman et cinéma ne peuvent aujourd’hui se penser l’un sans l’autre. Il existe en Belgique un cinéma dit “social” qui n’est pas sans accointances avec vos romans ; je pense en particulier aux films des frères Dardenne. Est-ce un cinéma qui entre en résonance avec ce que vous cherchez à faire en littérature ?

L.M. : J’ai une grande admiration pour les frères Dardenne . Ils incarnent une tradition qui vient du Bresson de Mouchette et de Rossellini, et quand j’ai découvert leur cinéma, j’ai pensé qu’ils avaient une très très grande force, très rare, très belle. Elle ne s’est jamais démentie à mes yeux. On sent une ligne, une droiture chez eux, presque une certaine rigidité à faire ce cinéma-là et pas un autre. Il y a un refus de la facilité et une grande simplicité formelle, une évidence de la narration. Oui, c’est un cinéma qui me touche, parce qu’il n’est jamais bavard. Ce n’est pas du tout le cinéma de Ken Loach, qui, à mes yeux, et je suis désolé de le dire, a souvent la faiblesse des films militants : bavards, didactiques. Rien de ça chez les Dardenne. Ils ne font pas de cinéma social, ils font du cinéma dans lequel il y a des personnages qui ont des problèmes sociaux, où se posent des questions sociétales. Mais ça prend une dimension plus puissante que des films militants. On ne se sert pas des personnages pour dénoncer. On les pose dans le mystère de la vie, comme révélateur de ce mystère d’être au monde, ici, maintenant, comme chez Rossellini : c’est l’homme en prise avec le réel, l’impossibilité du bien et la difficulté du pardon dans un monde condamné. Quelque chose de plus profondément existentiel que social, même si les questions de société sont les moyens de cette crise, de ce questionnement sur la nature et la place de l’homme dans le monde et dans la société. Bresson, je vous dis. Et Dreyer. Et, bien sûr, on se doit d’ajouter Bergman. Alors une résonance pour moi, oui, bien sûr. Le cinéma est une grande source de réflexion et d’inspiration, pour moi comme pour beaucoup d’écrivains. Celui des Dardenne fait partie de ce qui me porte, assurément, notamment parce qu’il y a chez eux ce souci, qui me touche énormément, de ne pas tricher avec ce qu’on raconte.

Le 15e jour : Pouvez-vous nous dire où en sont les adaptations cinématographiques annoncées de deux de vos romans, celle de Dans la foule par vous-même et Jean-Stéphane Sauvaire, ainsi que celle de Des Hommes par Patrice Chéreau ?

L.M. : Patrice Chéreau a renoncé. Il n’arrivait pas à écrire le scénario, mais ça ne m’étonne pas. Certains romans sont parfois comme des “faux-amis” dans les langues étrangères. On croit que ça ressemble à ce qu’on connaît, mais non, c’est autre chose. En l’occurrence, on dit que c’est cinématographique alors que c’est visuel, ce qui n’est pas forcément la même chose. La partie “soir” du roman, on voudrait la négliger pour le cinéma, mais on ne peut pas ; elle structure énormément de liens, de relations d’un point de vue narratif, mais elle est très difficile à mettre en place du point de vue d’un scénario. Et puis la guerre d’Algérie est un sujet un peu maudit pour le cinéma français… Quant au projet de Jean-Stéphane Sauvaire, il y a encore des choses à faire je pense pour le scénario. J’ai fait une partie, mais je crois qu’il lui manque des éléments documentaires dont je ne suis pas capable. Et en termes de production, c’est difficile, nous sommes dans une période où toute prise de risque est suspecte. Les années 80, le drame du Heysel, tout ça n’est pas très glamour, disent certains producteurs… Si vous avez des stars, on y va, sinon… Bref, je me dis en tout cas que la littérature et le théâtre ont de beaux jours devant eux. Quand je pense que Podalydès nous fait un stade rempli un jour de finale, avec quinze étudiants et une dizaine de chaises… Mais pour autant, je sais que Jean-Stéphane Sauvaire et Anna Lena, le producteur, ont vraiment envie de ce film, ils sont loin d’avoir dit leur dernier mot.

Entretien réalisé par Sarah Sindaco
Docteur en lettres de l'université de Liège. Chercheuse FWO à l'université de Gand pour l'année académique 2012-2013.

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