La Russie veut coûte que coûte redevenir une grande puissance. Au Kremlin, le président Vladimir Poutine a compris que les immenses ressources de son pays sont un des rares atouts dont il dispose encore pour peser à l’international. Encore faut-il garder la main, mobiliser les capitaux nécessaires et veiller à ce que le nouvel ordre de l’après-guerre froide ne porte pas atteinte à ses intérêts nationaux.
L’importance du secteur énergétique dans l’économie russe et dans l’approvisionnement mondial se décline en quelques chiffres : la Russie détient près de 12% de la production d’énergie mondiale, est le second producteur de pétrole brut – juste après l’Arabie saoudite –, dispose des plus grandes réserves prouvées de gaz naturel et 17% des réserves mondiales de charbon. Elle envisage par ailleurs d’augmenter la part du nucléaire dans sa production électrique de 16 à 30% d’ici 2020, en construisant 26 centrales de 1150 mégawatts. A cette longue liste, il n’est pas inutile d’ajouter que le secteur de l’énergie, qui occupe près de 2 millions de personnes, assure environ un quart du PNB russe, un tiers de sa production industrielle, plus de la moitié des revenus budgétaires fédéraux et 45% des rentrées en devises fortes.
Depuis la chute de l’URSS, les dirigeants russes, au premier rang desquels Vladimir Poutine, ont cherché à mettre l’énorme potentiel énergétique du pays au service de leurs ambitions géopolitiques. Telle est la thèse centrale de L’énergie diplomate, le plus récent ouvrage de Nina Bachkatov, journaliste et maître de conférences au département de science politique*. « Par un concours de circonstances auquel Poutine fut étranger – la hausse vertigineuse des prix pétroliers –, l’énergie s’est imposée peu à peu comme outil essentiel de ce processus de résurrection politique », constate-t-elle. Il suffit de jeter un regard sur une mappemonde pour s’apercevoir que les pipelines sont en train de redessiner la carte du monde de la même manière que les routes et les chemins de fer l’ont fait aux XIXe et XXe siècles.
Fine spécialiste de l’immense Fédération – elle parle russe couramment et effectue de nombreux séjours chaque année dans le pays –, Nina Bachkathov, en restituant les éléments historiques et géographiques de l’identité russe, relève que la “dimension impériale” qui la caractérise reste une source d’incompréhension et de méfiance de la part des Occidentaux, tout comme des anciens pays communistes. Cette dimension a aussi été à la base d’un débat interne virulent qui posait ouvertement la question de la compatibilité de la tradition impériale avec la démocratie et le libéralisme.
En ce qui concerne le rôle de l’Etat dans l’économie, la période Poutine peut se voir comme “une rupture dans la rupture”. Sous Boris Eltsine, l’intervention de l’Etat dans l’économie était associée à tous les maux de la période soviétique : inefficacité, corruption, désintérêt, gaspillage, lourdeur, manque d’innovation. « Poutine a inversé le paradigme, relève la chercheuse. L’entrepreneur doit servir l’intérêt général et seul l’Etat peut garantir qu’il restera dans ce scénario. » On est donc passé d’un Etat qui se voulait minimal sous Eltsine à un Etat entrepreneur sous Poutine, lequel a bénéficié pour ce faire du changement radical de conjoncture économique internationale et de la reprise à la hausse des prix du pétrole.
Cette approche, dans laquelle le secteur énergétique russe constitue un pivot stratégique, n’est pas exempte de risques. « L’économisation de la politique russe peut être un facteur de distorsion entre les autorités russes et les acteurs économiques défendant leurs intérêts », insiste Bachkatov. On pense bien entendu à l’affaire Ioukos (2003) et à Mikhaïl Khodorkovsky, le PDG de cette société, qui projetait de construire un oléoduc vers la Chine à l’époque où le Kremlin envisageait d’exporter vers les Etats-Unis…
En d’autres termes, la Russie éprouve de grandes difficultés à entrer dans la globalisation parce qu’elle perçoit qu’il s’agit de bien plus qu’un mouvement mené par les forces économiques dans une optique de marché sans frontières.
Bernard Balteau
Article complet sur le site www.reflexions.ulg.ac.be (rubrique Société/science politique)
* Nina Bachkatov, L’énergie diplomate. Enjeux et effets de la diplomatie énergétiquede la Fédération de Russie, Bruylant, Louvain-la-Neuve, 2012.