Septembre 2012 /216

Culture et démocratie

La nouvelle saison des Grandes Conférences liégeoises débutera avec Frédéric Mitterrand. Ecrivain, réalisateur, ancien directeur de la Villa Médicis de Rome, il fut ministre de la Culture et de la Communication dans le gouvernement de Nicolas Sarkozy. “Culture et démocratie” sera le thème de son intervention. Rachel Brahy, assistante à l’Institut des sciences humaines et sociales, et Marc Delrez, professeur de littérature post-coloniale de langue anglaise, ont bien voulu, à cette occasion, répondre à nos questions.

DSCN0709Le 15e jour du mois : Qu’est-ce que l’association de ces deux mots vous suggère ?

Rachel Brahy : Spontanément, je dirais que les deux termes ont un lien fondamental. Quelque chose de l’ordre de la “liberté” se joue derrière les termes “culture” et “démocratie”. C’est pour moi une évidence. Néanmoins, l’association peut paraître inquiétante car on peut aussi voir, derrière ces termes, “l’art et la politique” et alors envisager le spectre de la domination culturelle instrumentalisée par le pouvoir, ce qui est le cas dans les pays totalitaires. Mais, même s’il y a un ministère de la Culture dans nos régimes parlementaires, cela ne signifie pas, heureusement, que règne la pensée unique. Jules Destrée, qui a été ministre des Arts, l’affirmait déjà : “L’art exige une absolue liberté.” Lorsqu’on me demande quel rôle joue la culture dans nos sociétés et pour nos démocraties, j’ai surtout envie de dire que la “culture” nous rend sensible à la réalité. Elle permet de prendre du recul, d’analyser; elle nous donne les outils symboliques pour appréhender et critiquer notre monde. La culture crée le mouvement, suscite l’imaginaire. Je préférerais d’ailleurs évoquer le terme au pluriel et parler “des cultures”. A mon sens, il importe de reconnaître l’existence de cultures populaires, jeunes, etc. (graffiti, danse urbaine), à côté de la culture patrimoniale.

Le 15e jour : Pensez-vous que la culture soit un fondement de la démocratie ?

R.B. : La culture, ou plutôt l’“expérience culturelle”, est constitutive de la démocratie qui, seule, autorise la diversité des cultures. Or, nous vivons à un moment où on peine à penser les diversités culturelles. En outre, si la création est valorisée, c’est sous l’angle de l’innovation et de l’économie. “Soyez créatifs”, nous dit-on ! C’est une injonction parfois difficile à assumer. D’autant que les politiques libérales imposent des obligations de résultats. Or le processus créatif artistique ne présuppose pas ces “retombées”. Il a l’ambition d’explorer ou de retrouver des modalités du vivre-ensemble... L’éducation démocratique doit dès lors – à mon avis – passer par des supports culturels. A travers l’art et la culture, on expérimente son rapport à soi, à l’autre, à sa sensibilité personnelle et au partage de cette sensibilité. Le “théâtre-action” en Fédération Wallonie-Bruxelles est, à cet égard, un processus enthousiasmant qui mise sur de tels aspects.

L’inversion des termes est aussi intéressante. La “démocratisation de la culture” évoque “la culture pour tous”. La question de l’égalité est alors visée en vue de rendre la culture accessible sur un plan financier et de partir à la rencontre du public. Ce fut, dans les années 1960, l’un des chevaux de bataille d’André Malraux et de Jean Vilar en France, mais aussi de Pierre Wigny en Belgique (ministre de la Culture à ce moment). La “démocratie culturelle” est un second mouvement, historiquement un peu plus tardif, qui mise surtout sur l’exercice de la “culture par chacun”. La question de la participation devient alors un enjeu majeur. Ces deux mouvements sont, bien entendu, complémentaires.

delrezLe 15e jour du mois : Qu’est-ce que l’association de ces deux mots vous suggère ?

Marc Delrez : Spontanément, je relève que le mot “culture” est polysémique et ses niveaux de sens souvent s’entremêlent. Se réfère-t-on aux “beauxarts”, au “génie” d’une société donnée, à l’esprit d’une époque ? Personnellement, la culture qui m’intéresse est celle qui fait geste vers un type d’expression se distinguant du formellement “diffus”. C’est un travail sur la forme, qui par définition s’écarte des canons de l’expression habituelle. C’est évident en peinture, en musique; ce l’est aussi dans la littérature, un domaine qui me tient à coeur évidemment.

Accoler ce terme à celui de “démocratie” est également incertain. On ne peut qu’être favorable à la volonté de rendre la culture accessible au plus grand nombre, si le sous-entendu n’est pas que l’esprit de l’époque doit décider de ce qui relève du culturel. Ceci vaut aussi pour l’Université et la façon de concevoir les cursus universitaires. Ce serait une erreur, pour répondre aux attentes du public ou aux exigences de la société, de marginaliser l’importance de la culture et l’apport d’une Faculté comme la mienne. Je dis cela car il semble clair que nous évoluons aujourd’hui vers une période de “vaches maigres”, laquelle n’est jamais favorable à la culture. Dans certains pays anglo-saxons, des gouvernements conservateurs ont opéré de larges coupes sombres dans les budgets des musées, des bibliothèques et parfois des Facultés de lettres. Il n’est pas question de cela chez nous, mais par contre une pression existe bel et bien pour que l’Université se réforme de l’intérieur, souvent dans le sens d’une plus grande prise en compte des besoins apparents de la société. L’idéologie à ce sujet est devenue si forte qu’on apparaît comme irresponsable si on défend l’idéal d’une indifférence aux demandes du marché, même si c’est pour mieux servir les intérêts de la société…

Le 15e jour : Pensez-vous que la culture soit un fondement de la démocratie ?

M.D. : Evidemment. Et si l’Université veut rester fidèle aux objectifs qu’elle s’est fixée en termes d’acquis d’apprentissage (former à l’esprit critique, à une certaine autonomie de réflexion), il faut que l’objet artistique reste inscrit dans le projet universitaire. Cela permet de confronter les étudiants à une forme particulière. La forme, dont je parlais en commençant, est une loi de transfiguration de ce qui existe et c’est à ce titre qu’elle constitue un principe de liberté, dans son opposition à ce qui la précède.

La culture, autrement dit, est toujours une critique et une autocritique, raison pour laquelle elle peut mener à l’élaboration d’une position personnelle et sinon toujours à une expression émancipée, en tout cas à la reconnaissance des formes convenues. La prise de distance de l’art par rapport à la société est déjà, en tant que telle, une connaissance, la première peut-être sur laquelle toute société devrait se construire. Et n’est-ce pas le rôle de l’Université, de produire de la connaissance ?

Propos recueillis par Patricia Janssens

Culture et démocratie

Grande Conférence liégeoise, organisée par la ville et l’université de Liège, de Frédéric Mitterrand (en partenariat avec l’Alliance française de Liège), le jeudi 11 octobre à 20h15, au Palais des congrès, esplanade de l’Europe, 4020 Liège.

Contacts : réservations à l’Office du tourisme, tél. 04.221.92.21, et au stand Info Belle-Ile, tél. 04.341.34.13

 


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