Deux millions et demi d’euros : tel est le montant consacré chaque année par l’université de Liège à la souscription d’abonnements à différentes revues scientifiques. En près de 20 ans, le coût des périodiques dans certains secteurs a été multiplié par quatre. Plus de dépenses et donc plus de périodiques mis à la disposition des chercheurs ? L’équation n’est pas si simple. Bien au contraire. Ces dernières années, l’ULg a été contrainte de supprimer de nombreux abonnements pour limiter l’explosion de ces coûts. Les prix pratiqués par les éditeurs ne cessent de croître. 10 000 euros l’abonnement annuel ? Le montant n’a rien de farfelu pour certains titres prestigieux. "Les publications spécialisées sont devenues extrêmement chères, confirme Paul Thirion, directeur général du réseau des bibliothèques. On constate parfois des hausses de 10% par an. Au fil du temps, les éditeurs se sont aperçus que ce marché était une vraie mine d’or. Car, pour faire leur travail, les scientifiques doivent obligatoirement publier dans les meilleures revues et pouvoir les consulter. Certains grands éditeurs engrangent ainsi des bénéfices nets de l’ordre de 40% ! Et cela sur le compte des universités. C’est indécent !"
" Mon beau-père polonais était professeur de droit constitutionnel à l’université de Poznan, raconte Jean Surdej, professeur au département d’astrophysique, géophysique et océanographie. Dans son pays, il était payé – et souvent de manière substantielle – pour publier des articles. Aujourd’hui, les chercheurs doivent parfois débourser des sommes considérables pour acquérir des textes anciens… qu’ils ont écrits eux-mêmes ! " Cherchez l’erreur.
“Lorsque l’on est arrivé à l’os…”
Dans un premier temps, l’ULg a tenté de s’associer avec d’autres institutions afin de réduire les coûts via des acquisitions en consortium. Insuffisant. D’où une deuxième solution de fortune : supprimer tous les abonnements qui pouvaient l’être. " Mais lorsque l’on est arrivé à l’os et qu’il allait falloir nous passer de périodiques essentiels, nous avons compris qu’il fallait envisager de changer radicalement de système et qu’il était temps de casser le mécanisme", se souvient Paul Thirion.
Partout dans le monde, c’est le même constat. Se développe alors comme une évidence le raisonnement suivant : puisque les recherches sont souvent financées par les pouvoirs publics, l’accès à celles-ci devrait être gratuit. Pour tout le monde. Toute publication scientifique devrait être accessible gratuitement sur le web. Un principe qui porte un nom : l’Open Access (“OA” en abrégé). Et qui se traduit concrètement à l’ULg notamment par la création d’un répertoire institutionnel informatisé, baptisé “ORBI”, et la mise en place d’un “mandat” institutionnel ambitieux d’auto-archivage. C’était en 2008. Depuis lors, le “mandat UL g” est devenu une référence mondiale en la matière.
A partir de ce “mandat UL g”, une proposition de mandat belge a été élaborée et sera présentée lors de la semaine internationale de l’Open Access qui se tiendra à Bruxelles du 22 au 26 octobre prochain. "Nous espérons que ce mandat pourra être approuvé par l’ensemble des universités belges, le FRS-FNRS et le FWO à cette occasion, reprend Paul Thirion. Des discussions sont actuellement en cours. "
C’est dans ce mandat que réside toute la particularité liégeoise. En clair, l’ULg continue d’inciter ses chercheurs à publier dans toutes les revues de leur choix mais elle leur demande, en parallèle, de mettre en ligne une copie de leur article sur le répertoire ORBI. " Je me souviens d’un échange d’e-mails avec le recteur Bernard Rentier, relate Paul Thirion. Je lui écrivais que si publier sur le répertoire institutionnel n’était pas exigé, seuls 7% des chercheurs le feraient spontanément. Et j’ajoutais, sur le ton de la boutade, que pour atteindre près de 100%, il faudrait rendre cela obligatoire. Quelques minutes plus tard, il me répondait : “OK, on le fait!” " Le fameux mandat était né.
Beaucoup d’universités cependant n’osent pas franchir ce pas. Cette réticence s’explique d’abord par la crainte de la réaction des scientifiques. Celui qui ne se soumet pas à la règle du dépôt s’expose potentiellement à des conséquences… comme celle de ne pas accéder à une promotion ou de ne pas obtenir les financements sollicités pour une recherche car, à l’ULg, seules les publications déposées sur ORBI sont prises en compte lors des évaluations. Au départ, cela a provoqué quelques grincements de dents. " Chaque fois qu’il y a une nouveauté, cela perturbe quelque peu les habitudes, reconnaît Catherine Sadzot, chargée de cours au département des sciences de la vie et chercheur au Giga (Groupe interdisciplinaire de génoprotéomique appliquée). D’autant qu’au départ, il a fallu encoder toutes les références et certains auteurs possédaient vraiment une longue liste : cela a pu prendre beaucoup de temps. Mais aujourd’hui, me semble-t-il, tout le monde s’accorde sur l’utilité du système. "
Au départ, il y avait aussi la crainte de s’exposer à des réactions juridiques hostiles, voire à des procès. Mais l’ULg n’en a à ce jour affronté aucun. D’abord parce que l’Open Access prend de l’ampleur partout dans le monde. A l’heure actuelle, 67% des grands éditeurs autorisent la publication en OA. " Et parmi les 33% restants, note Paul Thirion, certains n’ont tout simplement pas de politique claire. " Puis parce que pour prendre en compte tous les cas de figure, ORBI propose de diffuser soit d’emblée en OA, soit en restricted access, option pour laquelle le demandeur doit envoyer un formulaire au scientifique afin de solliciter l’autorisation d’accéder au texte. " Parfois, poursuit-il, certains éditeurs ont des exigences particulières, comme celle de mettre en ligne sur le répertoire institutionnel quelques mois plus tard (embargo) ou de ne pas proposer la version avec la mise en page finale, etc. "
Droits d’auteur : négocier autrement
La promotion du libre accès a mis au jour une autre problématique : celle relative aux droits d’auteur. " Les chercheurs pensent souvent qu’une fois la publication réalisée, ils sont dépouillés de tous leurs droits par les éditeurs, explique Laurence Thys, juriste au sein du réseau des bibliothèques. Or, ce n’est pas nécessairement le cas. Parfois, il n’y a pas d’accord du tout, parfois l’auteur n’a accordé à l’éditeur qu’une licence, c’est-à-dire d’une sorte de “location” des droits et non une “vente” définitive, ce qui est nettement préférable ! Nous avons donc essayé de les sensibiliser, en leur rappelant que l’auteur peut exercer certains droits et qu’il est possible de négocier autrement. " Un message qui passe encore parfois difficilement auprès des intéressés. " Il est vrai que quand une publication est acceptée et introduite dans ORBI, on est rarement vigilant à cet aspect des choses. Rares sont ceux qui se posent ce genre de question… ", concède Catherine Sadzot.
Désormais, ORBI recense 85 000 références, dont plus de 50 000 avec un texte intégral. Si le système n’a pas encore convaincu la totalité des chercheurs, on constate que 80% des publications récentes émanant de l’ULg s’y trouvent. Globalement, le répertoire a su s’imposer comme un outil utile aux yeux de ceux qui l’utilisent. " C’est une excellente initiative, juge Jean Surdej. C’est aussi notre rôle d’oser refuser l’attitude invraisemblable des éditeurs. "
En plus de livrer une vue d’ensemble de la recherche liégeoise, ORBI donne également un regain de visibilité aux auteurs, grâce notamment à l’important travail de référencement effectué sur les moteurs de recherche internationaux. " Nous avons utilisé des outils afin de comparer le nombre de citations de travaux référencés ou non sur ORBI, explique le directeur du réseau des bibliothèques. On imaginait que la différence serait faible… Eh bien non : on se rend compte que les textes référencés sur ORBI sont deux fois plus cités que les autres. " Depuis sa création, le répertoire institutionnel a attiré près de deux millions de visiteurs. Et, depuis cette année, plus de 1600 téléchargements d’articles sont effectués chaque jour ! ORBI commence même à s’exporter : en mai dernier, l’université du Luxembourg et l’ULg ont signé une convention de partenariat pour créer un ORBI-Lu.
Le rapide développement de l’OA ne permet pas encore à l’ULg de réaliser des économies substantielles sur le budget consacré aux abonnements. Toutefois, selon Paul Thirion, " dans certaines disciplines, face au succès de l’OA, quelques éditeurs ont revu leurs tarifs à la baisse. C’est un processus qui prendra encore du temps, mais le paysage éditorial va être bouleversé dans les prochaines années. Quand je constate les progrès réalisés depuis 2008, je me dis que la révolution est proche ! "
Mélanie Geelkens
Photos : ULg-Michel Houet