Professeur de finances à HEC-ULg, titulaire de la chaire Deloitte, Georges Hübner était l’un des experts désignés par la Chambre des représentants pour établir les circonstances du démantèlement de Dexia.
Adopté en mars par 25 des 27 membres de l’Union européenne, le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire renforce les dispositions visant à faire appliquer la discipline budgétaire. Il oblige notamment ses signataires à plafonner leur déficit structurel à 0,5% du PIB sous peine de sanctions.
Le mois dernier, dans le journal Le Monde, 120 économistes ont publié une tribune contre le traité budgétaire européen, synonyme selon eux d’une politique d’austérité néfaste. Le 11 octobre, l’agence de notation Standard and Poor’s dégradait la note de l’Espagne, stigmatisant ainsi la politique d’austérité draconienne imposée aux pays en difficulté. Analyse de la situation avec le Pr Georges Hübner.
Le 15e jour du mois : Pourquoi parle-t-on d’une crise de la zone euro ?
Georges Hübner : Parce que nous sommes face à une crise des Etats européens qui, déjà largement endettés, ont dû creuser leurs déficits pour sauver les banques et relancer l’économie en 2008. En d’autres termes, la crise économique actuelle est directement liée à celle de 2008, même si les responsables sont différents.
Qui a payé cette crise ? Les contribuables de l’Union et les actionnaires.En Belgique, on a sauvé Dexia, Fortis, la KBC, Ethias et les épargnants de Kaupthing. Partout, les contribuables ont été sollicités et les actionnaires ont subi une forte dépréciation de leurs avoirs. Mais les créanciers, soit l’ensemble des détenteurs de la dette, n’ont pas souffert. Ensuite, le secteur financier a payé l’addition : les gouvernements ont négocié avec lui la réduction de la dette grecque de 100 milliards d’euros. Ni la Banque centrale européenne, ni le secteur public n’ont mis la main à la poche.
Aujourd’hui, la situation est plus complexe… à cause de l’incurie de la classe politique européenne. Le problème aurait pu être réglé, sans douleur, si on avait pris les bonnes mesures au début de la crise grecque, en 2009-2010. Dans un esprit de solidarité – et en protégeant tout le monde ! –, les pays européens auraient dû investir en Grèce. Hélas, les décideurs politiques ont préféré “punir le mauvais élève”. Résultat : la crise affecte maintenant l’Europe, les Etats-Unis, l’Asie et les pays émergents !
Le 15e jour : Est-ce une erreur de stratégie de la part de la Banque centrale européenne (BCE)?
G.H. : Non. La BCE a très bien joué son rôle. Depuis plus d’un an, elle tente d’enrayer la propagation de la crise: elle a injecté des fonds dans l’économie, a racheté de la dette et a prêté de l’argent aux banques à des taux intéressants. Elle a sauvé le secteur financier tout en essayant de garder sous contrôle les finances des Etats, Espagne et Italie notamment. Aujourd’hui, seuls le Portugal, l’Irlande et la Grèce sont sous perfusion. C’est encore insuffisant hélas pour mettre un terme à la crise.
Le problème vient plutôt du Conseil européen – composé des chefs d’Etat – qui n’a pas, à mon sens, pris les décisions appropriées. Il a suivi une politique attentiste. Pour ne pas déplaire à leurs populations (qui estimaient que les Grecs avaient triché), les Etats du nord de l’Europe ont stigmatisé ceux du Sud et leur ont imposé une cure d’austérité sévère et des taux d’emprunt élevés. Une autre option aurait été de permettre à la BCE d’investir 1000 milliards dans l’économie, ce que l’Allemagne refuse de façon catégorique. Car créer de la monnaie, c’est risquer l’inflation, chose à laquelle le pays de la chancelière est viscéralement opposé (le souvenir des années 1930 est très vivace dans l’inconscient collectif d’outre-Rhin). A défaut de promouvoir une réforme structurelle de la BCE, les pays ont alors imposé une cure dramatique aux pays endettés en demandant aux pouvoirs publics de juguler les dépenses. Il ne faut pourtant pas faire un mauvais procès à l’Allemagne : au début de la crise, Angela Merkel avait marqué son accord pour un transfert de fonds en Grèce, transfert assorti de contrôles. Mais le président français, Nicolas Sarkozy à l’époque, a privilégié la solution du prêt combiné avec des mesures d’austérité stricte et de contrôles réguliers.
C’est une logique suicidaire. On impose de l’extérieur des réformes aux Etats mal en point tout en les laissant “se débrouiller” seuls… On aurait dû assister plus activement la Grèce, au prix d’un peu de sa souveraineté, ce qui devrait de toute manière se produire pour renforcer l’intégration européenne.
Le 15e jour : Que faire selon vous ?
G.H. : A l’instar de Roland Gillet, professeur de finances à la Sorbonne et à l’ULB, plaider pour un changement de business model. Que constate-t-on en Grèce ? Un manque de productivité, un secteur public à la dérive, une administration fiscale inexistante. Or les mesures prises détruisent le secteur privé : 250 000 faillites ont été recensées ces dernières années ! Le plan européen impose en outre des réformes à l’intérieur du système. C’est impossible : il faut changer de système, changer de modèle économique, revoir les fondamentaux et restaurer la compétitivité.
Pour ma part, si je ne suis pas partisan d’une relance keynésienne, je pense qu’il est urgent d’associer une relance ciblée à la politique de rigueur. Le traité européen est sans doute une pièce importante du puzzle (les dérapages budgétaires doivent être contrôlés), mais il faut lui adjoindre des mécanismes de solidarité cruellement absents en Europe pour le moment. Il faut renforcer l’intégration politique et fiscale européenne ; inventer une autre logique, faire preuve d’inventivité et, de façon urgente aussi, transférer des capitaux à risque dans les économies qui en ont besoin. Il faut abandonner la logique du prêt – laquelle sous-entend le remboursement – pour adopter celle de l’investissement qui privilégie le succès de l’entreprise.
Comme d’autres, je pense vraiment que l’Europe des nations montre ici ses limites. Guy Verhofstadt ne dit pas autre chose dans son dernier livre, Debout l’Europe !, rédigé avec Daniel Cohn-Bendit : “L’Etat-nation a été une étape importante de la civilisation européenne, mais il est dépassé. L’Europe fédérale, c’est le chemin pour regagner notre souveraineté et préserver notre modèle social dans un monde dominé par des empires économiques : les Etats-Unis, la Chine, l’Inde, la Russie, le Brésil.”
Quelques signes – trop peu encore – sont pourtant encourageants : François Hollande souhaitait renégocier le traité européen et manifester une plus grande solidarité avec les pays du Sud (mais comment expliquer aux Français – dont la situation économique n’est guère florissante – qu’il faut aider les Grecs ?) ; Herman Van Rompuy a par ailleurs tiré la sonnette d’alarme et a incité à plus d’intégration européenne ; enfin des voix de scientifiques et de politiques s’élèvent pour associer – et non substituer – la relance de la compétitivité et une rigueur mieux phasée. Les temps sont peut-être plus mûrs pour que la réflexion se mue en action. Après le prix Nobel de la paix, l’Union pourrait décrocher un jour celui d’économie…
Propos recueillis par Patricia Janssens