Décembre 2012 /219
Décembre 2012 /219
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Crise économique, crise sociale et mouvements de grève

FrereBrunoBruno Frère, sociologue des identités contemporaines, est chercheur qualifié FNRS au sein de l’Institut des sciences humaines et sociales.

Le 15e jour du mois : La crise économique sévit partout en Europe. Faillites et licenciements sont légion. Au même moment, le gouvernement belge revoit, à la baisse, les allocations de chômage. Qu’en pensezvous ?

Bruno Frère : Dans la situation actuelle, le gouvernement a peu de marge de manoeuvre. C’est sans doute la raison pour laquelle il a pris des mesures strictes (en matière de chômage notamment) qui vont vers une amputation de notre sécurité sociale. Comme partout en Europe, la classe politique subit la loi du monde économique et des agences de notation, lesquelles préconisent des coupes sévères dans les dépenses sociales pour ramener le budget des Etats à l’équilibre.

Si les gouvernements sont de bonne foi en choisissant d’instaurer une politique d’austérité, je suis personnellement convaincu qu’ils se leurrent en pensant que celle-ci sera passagère. Selon moi, la sortie de crise ne signifiera pas un retour à une politique sociale car nous assistons à la montée en force du modèle anglo-saxon, opposé à l’intervention de l’Etat dans l’économie. Dans cette logique, afin de recapitaliser les banques, l’Allemagne, le plus puissant des Etats européens, exige des efforts colossaux de la part de la population grecque… et asphyxie le pays. Le politique s’efface devant l’économique. La précarisation de la population s’installe de façon durable, comme aux Etats-Unis où une sous-classe de travailleurs est devenue essentielle à l’économie du pays.

Le 15e jour : Les sociologues parlent à présent de “précariat”.

B.F. : Effectivement. Plusieurs études montrent, par exemple, qu’alors qu’il n’y a plus assez de travail pour tout le monde à temps plein, l’idéologie ambiante considère que les chômeurs sont responsables de leur déclassement. En dégradant les allocations sociales, le gouvernement renforce la précarisation et oblige les gens à accepter “n’importe quel travail à n’importe quel prix”.

Depuis quelques années, comme aux Etats-Unis, nous assistons à l’essor d’un marché secondaire du travail, plus flexible, moins bien rémunéré, qui concerne une “sous-catégorie” d’employés piégés dans ce statut, car il est avéré que les contrats d’insertion divers (plan Rosetta et autres) ne remettent pas les gens dans l’emploi “véritable” puisque celui-ci se tarit. On nous montre souvent l’Allemagne en exemple pour son faible taux de chômage. C’est vrai, mais à quel prix ? Depuis 2004, une loi a modifié le droit du travail (la réforme Hartz 4) qui autorise des conditions de travail plus précaires : les contrats à durée déterminée (CDD) sont plus nombreux, les contrats à temps partiel aussi, etc. Une frange plus grande de la population doit cumuler les petits boulots pour vivre. Comme aux Etats-Unis où le nombre de travailleurs pauvres est estimé par Business Week à 25 % de la population active !

Des études sociologiques définissent ainsi le “précariat” comme une sorte de “sous-salariat” qui ne renouera jamais avec le travail “normal”. La carrière fluctuante devient la norme. Ce qui a, en plus des répercussions personnelles, une incidence sur la cohésion sociale. Alors que la classe ouvrière s’était forgée une identité collective, le précariat est hétérogène. La démultiplication des contrats mène à des statuts très différents et donc à une cohésion sociale moins forte, laquelle rend impensable une quelconque action collective.

Le sociologue français Robert Castel a décrit la montée des incertitudes dans nos sociétés, conséquence d’une évolution vers un nouveau régime qui inclut la précarité comme variable inhérente au système. Manuel Castells, dans la même veine, a forgé le concept des “trous noirs” indispensables selon lui dans notre société : les “poches” qui concentrent les capitaux et les activités (Californie, “tigres” asiatiques, Dubaï, Taïwan, etc.) se développent grâce aux zones où la main-d’oeuvre est flexible, locale et pas chère. Ces zones sont les trous noirs: les banlieues françaises, des villes comme Detroit ou Charleroi, voire des continents entiers comme l’Afrique...

Le 15e jour : La grève est-elle encore une solution ?

B.F. : Pourquoi se mobiliser à l’heure actuelle ? Pour défendre la société d’hier ? Les mouvements des Indignés, des Anonymous, des altermondialistes – même s’ils pâtissent d’une composition très hétéroclite – sont intéressants en ce sens qu’ils attaquent frontalement les responsables de leur malheur, de manière pacifique mais sans se contenter de dénonciation verbale qui n’ont pas d’effets dans la rue.

L’action “Occupy Wall Street” était emblématique à cet égard parce que l’autorité publique a réagi très rapidement en faisant évacuer les manifestants. On ne touche pas à la Bourse ! Michel Foucault le disait déjà : dès que l’équilibre capitaliste est menacé, l’Etat envoie la force policière, voire militaire. C’est paradoxal car, en Europe, l’Etat est traditionnellement perçu comme le garant du bien-être social. Or, aujourd’hui, il contribue au dispositif d’aliénation.

Le 15e jour : Comment sortir du problème ?

B.F. : Les démocraties sociales élaborées à partir de la fin du XIXe siècle en Europe ont vécu. Elles avaient l’ambition d’assurer un minimum pour vivre à ceux qui connaissaient une situation difficile et un salaire à tous les autres. Les syndicats restent prisonniers, eux aussi, de l’imaginaire de la société salariale classique : pour eux, la sortie de crise ne peut avoir lieu qu’en redimensionnant la croissance de l’économie au sens classique du terme. Ils réclament donc des investissements financiers pour sauvegarder un maximum d’emplois. Pour moi, le trio traditionnel “actionnaires - PDG - ouvriers” a vécu. Or, les syndicats cherchent des repreneurs comme s’il n’était jamais possible de se passer de ces mêmes patrons qu’ils dénoncent et de la structure salariale traditionnelle dans laquelle “l’employé” dominé ne doit son salut qu’à la présence d’un Etat régulateur et redistributeur. Outre le fait que la population est asphyxiée, je remarque surtout qu’elle s’agrippe aux structures de la société salariale classique faute de pouvoir investir un nouvel imaginaire politique enthousiasmant.

Il faut oser repenser le système. En Amérique latine, au Brésil et en Argentine par exemple, certaines initiatives pratiquent l’autogestion, à savoir une reprise de l’outil par les travailleurs que l’on a connue, un peu, en France dans les années 1970. Evidemment, il serait suicidaire de penser qu’une économie basée uniquement sur l’autogestion est possible. Mais je suis convaincu qu’il faudra évoluer vers un modèle d’économie plurielle qui rééquilibre la part du secteur privé et du secteur public et fait une plus large place à l’économie alternative et autogérée qu’est l’économie sociale et solidaire. Celle-là qui, précisément, de l’autre côté du globe, semble enchanter un nouvel imaginaire politique fédérateur.

Propos recueillis par Patricia Janssens

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