Décembre 2012 /219
La fin du monde m'a tuer
Du côté du Soir, le journaliste Alain Lallemand soulignait que, à en croire le dernier rapport annuel de la Sûreté de l’Etat, la Belgique (dont, ironiquement, on annonce aussi la fin tous les trimestres) était devenue “un centre de rayonnement des croyances apocalyptiques”. Et de citer le nom déjà bien connu de Patrick Geryl, un “gourou de l’apocalypse” actif dans la banlieue d’Anvers, persuadé que, ce 21 décembre, “toutes les machines électroniques tomberont en panne et les centrales nucléaires imploseront”. Au même moment, la BBC venait de publier, en ligne, un reportage vidéo sur le documentaire de Ken Burns intitulé The Dust Bowl. Sous-titre : “Le jour où l’Amérique a cru à la fin du monde”. Le 14 avril 1935, en pleine Grande Dépression, un nuage de sable de plus de 2 km de hauteur et d’environ 400 km de longueur s’était en effet abattu sur les Grandes Plaines, poussant des milliers d’habitants pris par surprise à penser que le monde venait de toucher à sa fin. Prozac pour tousOn peut se demander s’il est opportun que la presse aborde, dans ses pages, cette question lancinante de la fin du monde plutôt qu’une autre, plus urgente mais moins abracadabrantesque. Besoin de rassurer ? On rappelle en effet abondamment que ces believers sont l’objet d’une attentive surveillance de l’Etat, lequel entend éviter d’autres drames de type suicide collectif. Ou bien s’agit-il d’un besoin de réaffirmer – au cas où – que ces “discours pseudo-scientifiques” sont bel et bien de pures fadaises, preuves à l’appui, et sont surtout le fait de quelques “illuminés” ? L’université de Liège ne fait d’ailleurs pas exception, puisque son magazine Culture vient d’y consacrer un dossier* et que Le 15e jour du mois ouvre son numéro de décembre sur ce même sujet, interrogeant pour l’occasion quelques-uns de ses meilleurs scientifiques. « Les Occidentaux ne se sentent pas bien, constate, pour donner le ton, l’anthropologue Chris Paulis (UL g). Pas seulement parce qu’ils vont voir des psys et qu’ils sont nombreux sous Prozac, mais parce qu’ils veulent absolument contrôler, décider leur futur et qu’ils ont peur de ce qui va leur arriver. L’esprit du temps fait croire que les choses vont de plus en plus mal : on y décèle des preuves dans les crises sociales et économiques, les conflits internationaux, les déchaînements naturels où l’homme voit son environnement prendre le dessus sur lui et non plus l’inverse. Cette perte de contrôle lui est insupportable, parce que, tout plein de connaissances qu’il soit, il se découvre fragile et impuissant. Aussi se tourne-t-il volontiers vers ce qui a été prédit. Pour trouver des réponses. A un moment où l’homme doute de son savoir, ces prophéties le rassurent sur ses responsabilités et ses faiblesses : c’était annoncé, les choses vont mal, non à cause de lui mais parce que la fin du monde est proche. » Pour Chris Paulis, les croyances apocalyptiques ne touchent pas seulement les groupes sectaires, comme le laisse entendre le discours médiatique. Le quidam, qui rationalise ces prophéties absurdes, resterait tout de même, plus tacitement, “interpellé”, dans une logique du “On sait bien, mais quand même !”. Il est fréquent, selon elle, d’entendre que des gens cherchent « à se mettre en ordre dans leur vie », à mettre un terme à des conflits interpersonnels, renouant par exemple avec des membres de leur famille. « Les gens ont toujours utilisé leurs croyances pour structurer le social. On en trouve ainsi qui souhaitent se mettre bien par rapport à des situations au sujet desquelles ils pensent qu’ils auront des comptes à rendre. Ces personnes sont loin d’être marginales : deux psychologues liégeois me confiaient hier que plusieurs de leurs patients leur avaient fait part de leur souhait d’être en accord avec leur famille parce que la fin du monde était proche. Il y a deux semaines, un médecin me disait son étonnement : une dame qui devait être opérée des yeux s’était offusquée de ne pas pouvoir être opérée avant le 1er janvier 2013, “ parce qu’en 2013, ça ne me servira plus à rien : nous serons tous morts”. » D’hier à aujourd’huiCette tendance n’est pas récente, bien au contraire. Chargée de cours au département des sciences historiques de l’UL g, Annick Delfosse rappelle que les raisonnements eschatologiques foisonnaient déjà dans les premiers siècles de notre ère, avant d’être passés sous silence au gré de l’institutionnalisation de l’Eglise, puis de ressurgir au XIVe siècle. « Les premiers chrétiens vivaient dans l’attente de la première éternité – mille ans de prospérité – préalable à celle qui serait permise par le Jugement dernier. Ces croyances se sont estompées au fur et à mesure que l’Eglise s’érigeait en institution, c’est-à-dire s’inscrivait dans la durée, avec le projet de traverser l’Histoire. Elle ne pouvait donc plus reconnaître les mouvements apocalyptiques. Saint Augustin d’Hippone, en particulier, refusa catégoriquement la croyance millénariste et imposa une vision de l’Histoire qui se maintiendra longtemps. » Jusqu’à Joachim De Flore, au XIIe siècle, qui situa précisément la fin du monde en 1260. « Bien entendu, aucune fin du monde ne survint cette année-là. On a alors entrepris de réinterpréter les textes, de recommencer les calculs, en assumant parfaitement que rien ne s’était passé. Si ce n’était pas maintenant, ce serait donc plus tard. » Au XIVe siècle, la croyance en une fin imminente du monde a pris une ampleur considérable. « C’est une époque où l’humanité interprétait son histoire en fonction des signes qui lui étaient donnés. Entre le XIVe et le XVIe siècle, le monde occidental se trouve vieux et estime que la fin des temps est imminente. Cela dit, si vous pensez que cette conviction apocalyptique était marginale, détrompez-vous : des voix de l’Eglise très reconnues s’en sont fait longtemps l’écho. Mais nous nous trouvions alors dans un âge très dur, coïncidant avec des crises de famine et de disette. Un âge marqué par des tensions militaires, des combats de plus en plus violents et des armes de plus en plus perfectionnées. » Et l’historienne de poursuivre : « Le XIVe siècle fut particulièrement atroce, notamment en raison de la peste noire, amenée d’Asie, qui déferle sur l’Europe et en décime grosso modo la moitié de sa population. Le XVIe siècle connaît, quant à lui, l’éclatement de l’Eglise et l’émergence du protestantisme. Ceci fait horreur. On est donc convaincu à l’époque que l’Antéchrist est là, signalant la fin prochaine de l’Histoire. » Avec l’émergence du rationalisme, qui accorda de moins en moins de place aux signes naturels tels que les comètes, ces discours se maintiennent, mais marginalement, y compris dans le chef d’ecclésiastiques influents, sans que cela soit sanctionné comme de la pure folie. « Le tremblement de terre qui dévasta Lisbonne au XVIIIe siècle sera interprété comme un signe annonciateur d’une apocalypse. » Les mayas, nos contemporainsToute ressemblance avec l’histoire de notre siècle n’est, on l’a compris, pas forcément fortuite. Nul hasard, semble-t-il, à trouver aujourd’hui une rémanence des croyances apocalyptiques dans quelques interprétations, d’ailleurs erronées, du calendrier maya. Erronées dans la mesure où il s’agit d’un changement de calendrier et d’une transition joyeuse vers une nouvelle ère, et non d’une fin pure et simple du Temps (qu’à cela ne tienne, ceci ne semble pas décourager les plus obstinés…). En août dernier, le ministre bolivien des Affaires extérieures avait ainsi affirmé que ce 21 décembre 2012 verrait le calendrier maya entamer un nouveau cycle, signalant du même coup « la fin du capitalisme ». Le même ministre avait, pour le coup, annoncé que le gouvernement bolivien s’apprêtait à bannir le Coca-Cola de son marché. Reste que, de l’Apocalypse décrite par l’apôtre Jean au calendrier maya, il y a un monde. « Nous puisons dans une civilisation ancienne parce que nous reconnaissons ses relations particulières et son accord avec la nature, mais aussi une capacité à savoir la lire et donc à prédire. A l’heure où nous bâtissons de plus en plus de l’éphémère ou du court terme, les constructions mayas sont toujours debout et ses idées ont traversé les siècles, explique Chris Paulis. Les Mayas ont touché à l’éternité avec des moyens bien moindres que les nôtres : cela fascine. Ils ont fait l’Histoire alors que, tout en cherchant à marquer notre époque, nous avons le sentiment de ne plus laisser de traces. Nous cherchons chez les Anciens des modalités pour pouvoir continuer à vivre. Les Mayas avaient prédit le retour à un cycle où les êtres humains seraient, en somme, plus proches de la nature. Il est tentant de se laisser convaincre que les catastrophes et les enjeux naturels contemporains sont autant de signes de ce que les sages mayas avaient vu juste, et cela quel que soit notre arsenal technologique actuel. Ce retour vers les Mayas explique un besoin de se représenter et d’appréhender l’inacceptable, le tragique, le mal-être contemporain, et de le mettre en lien avec une cause ou une justification. Il faut un sens et des responsables. Mais si cela a été annoncé, c’est que la prophétie s’accomplira.» Et l’anthropologue d’ajouter que ces croyances sont aujourd’hui principalement partagées par les Américains. « Les Européens auraient plutôt tendance à considérer que, si la fin du monde est proche, il vaut mieux en profiter : ainsi les “soupers de la fin du monde” ou réunions pour faire la fête (peut-être) une dernière fois. S’il faut mourir, autant le faire dans le plaisir. Les Américains semblent avoir un discours protectionniste de survie et de renaissance : s’il doit y avoir des survivants, il faut qu’ils soient américains. Et s’il y a un monde à rebâtir, la nation américaine, qui se doit d’être prête, saura le recréer et maintenir la vie. » Patrick Camal * Voir le dossier sur le site
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