Février 2013 /221

L’homme redevient chasseur pour une journée et la femme objet de convoitise

L’année est scandée par une série de fêtes qui inscrivent les participants d’une même communauté dans leur système socioculturel. Et dans la longue suite des fêtes hivernales, arrive la Saint-Valentin. Fête principalement nord-occidentale, elle est le jour des amoureux. Publique, elle propose une visibilité de ce qui est licite en amour et partagé par l’ordre social qui définit les normes en application dans une communauté : Saint-Valentin, c’est l’amour nécessaire, simple, heureux, ni passionnel, ni tragique. L’amour a un patron parce qu’il a besoin d’être protégé, dans un certain statut. Cette fête publique a pris de l’ampleur durant le XXe siècle et sert le couple naissant et la famille future. Le paradoxe est évident : dans les sociétés occidentales actuelles, le couple n’est plus un but obligé, les enfants ne sont pas indispensables à la réussite sociale, la fécondité ne requiert plus le passage par le couple qui, lui, sort du fonctionnement unique, monogamique, hétéronormé, monoamoureux et conçu dans la durée.

La Saint-Valentin est donc la fête de l’amour, laquelle rapproche deux personnes qui s’aiment ou pousse celui qui aime à déclarer ses sentiments à celle qui est aimée. Suivant la Sainte-Catherine, la Saint-André, la Saint-Thomas, fêtes nourrissant le rêve d’amour hétéronormé des jeunes filles, le 14 février permet aux jeunes hommes de réaliser cet espoir et de déclarer leur flamme. Issue de sociétés traditionnelles, païennes et chrétiennes basées sur la famille construite par un couple hétérosexué et dans lesquelles le mariage est une nécessité de vie pour les femmes, cette fête, arrimée à la tradition hétéronormée, devrait avoir perdu toute valeur à notre époque qui sort peu à peu de ses fonctionnements sexuellement normatifs, surtout depuis les années 60. Pourtant la Saint-Valentin, obsolète dans son sens originel ainsi que dans sa mise en scène hétérosexualisée, persiste dans les pratiques individuelles, dans le discours médiatique et dans l’économie.

Commerces, restaurants, médias, tout rappelle ce 14 février, proposant rouges, rubans, coeurs, cartes, chocolats, roses, bijoux, cupidons, flèches. Et encore lingerie fine, rouge amour/noir séduction, et sex toys. Avec deux fonctions bien distinctes : soit ces colifichets sont cadeaux offerts par l’amoureux, soit ils sont parures du corps que l’amoureuse, satisfaite ou séductrice, va offrir à l’amoureux qui l’intéresse. La sexualité est bien présente. Mais, contrairement à la tradition, la fertilité n’est pas le but de cette sexualité : c’est plutôt le plaisir. Sous des airs innocents et tendres, la Saint-Valentin n’est pas qu’une rencontre pour midinettes elle se réfléchit, se calcule, devient une stratégie de couple ou au sein du couple, respecte une mémoire où l’homme redevient chasseur pour une journée et la femme objet de convoitise à conquérir.

L’amour est au centre de cette fête, mais il ne suffit pas, et la valeur économique en jeu augmente voire prédomine. Comme si la grandeur et la véracité de l’amour pouvaient se mesurer, mais en plus se mesurait à l’argent utilisé : plus on dépense, plus l’amour est grand et véridique. Le couple de la Saint-Valentin répète ainsi la tradition hétérosexuelle faisant de l’homme l’acteur qui organise, séduit, paye, et de la femme celle qui attend, reçoit et évalue. L’un et l’autre soumis à l’influence et à la pression des médias, du groupe et de l’entourage. Pas question d’échanger simplement des “je t’aime” les yeux dans les yeux ; il faut montrer la grandeur de son amour, pas seulement à sa/son partenaire mais aussi à la communauté. Le sentiment amoureux se traduit par des comportements, des attitudes et des gestes signifiants et codifiés, manifestations amoureuses claires, licites et publiques qui expriment le lien, la connivence intime, la possession ou l’exclusivité entre deux partenaires. Mais aussi par des objets chargés des symboles de l’amour et de la passion qui permettent d’être vus et reconnus par les autres comme couple amoureux. Le cadeau peut rejoindre “l’extrême”, comme l’énormité et la folie de l’amour qu’on veut exprimer, il suffit d’avoir les moyens. La Saint-Valentin est devenue une grand-messe commerciale, bien loin des simples et discrètes cartes postales du début du XXe siècle. Désormais, elle a un prix qui répond à la “gendérisation” première, même dans nos pays à revendications égalitaires.

La Saint-Valentin maintient ainsi son hétéronormativité : c’est l’homme qui est exhorté à déclarer son amour et à prouver à une femme qu’il l’aime. Pubs et médias suivent, laissant dans l’ombre les couples homosexuels, rendus si visibles concernant le sida. Elle est un élément conservateur qui participe de l’éducation sexualisée des filles et des garçons. Bien loin d’être lue comme obsolète, elle rappelle à la population les normes de l’amour. Et les petits sont amenés très jeunes à la conviction que le couple hétérosexuel est un but dans leur vie et que la Saint-Valentin est une fête déterminante dans la relation amoureuse, celle qui permet de découvrir et d’estimer la véracité de l’amour. La Saint-Valentin apparaît dans la littérature et la filmographie jeunesse : Mickey, Minnie, Charlotte aux fraises, Franklin, les Schtroumpfs, Arnold, Ruby Rogers, etc., célèbrent la fête. Tout cela n’est que commerce ! Peut-être, mais alors comment expliquer l’augmentation des inscriptions sur des sites de rencontres, la précipitation à chercher sur internet un partenaire pour ce jour-là au moins ? Surtout ne pas être seul(e) le 14 février. Mais comme il y a plus de femmes que d’hommes sur terre, même la fête de l’amour est inégalitaire…

Chris Paulis
docteur en anthropologie
chef de travaux au département arts et sciences de la communication

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