Février 2013 /221
Des enjeux économiques, écologiques et sociologiquesSi la région de Liège cultive la tradition des métiers du fer depuis des siècles, l’activité sidérurgique dans son ensemble a diminué, bien que la recherche en la matière soit toujours importante et les innovations techniques notables. Plusieurs industries ont fermé leurs portes, laissant de nombreuses friches industrielles visibles dans la vallée de la Meuse. D’après la Société publique d’aide à la qualité de l’environnement (Spaque), 5000 friches industrielles occupent environ 10 000 ha et 80% d’entre elles se situent sur l’axe Sambre-Meuse, en milieu urbain et périurbain. Or les friches industrielles, d’une manière générale, entraînent une dégradation de l’environnement. Il est dès lors urgent de les réhabiliter, tant pour l’aménagement du territoire que pour le lancement d’activités économiques prometteuses. A titre d’exemple, la ville de Sheffield en Angleterre a opéré dans les années 90 une reconversion spectaculaire en réhabilitant plus de 300 ha de friches industrielles. Et si l’éventail des possibilités est grand – de la création de logements et de commerces à l’ouverture de centres culturels – depuis quelques années maintenant, l’idée de consacrer des terrains à une agriculture urbaine fait son chemin, revenant ainsi à un schéma médiéval où les produits frais se cultivaient aux abords des villes eu égard à la faiblesse des modes de transport de l’époque. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, Paris était entourée d’une ceinture maraîchère et d’un vignoble, mais l’essor des villes et de l’industrialisation a repoussé l’agriculture “hors les murs” en la cantonnant à la campagne qui disposait de plus grands espaces. Circuits courtsAux Etats-Unis, à Pittsburgh ou à Détroit, la mise en place d’une agriculture nourricière sur les friches industrielles fait partie depuis quelques années des programmes municipaux. La ville de Singapour est très clairement acquise à la cause : elle produit 25% de ses besoins en légumes et est autosuffisante en viande. Ce que l’on appelle aujourd’hui l’agriculture urbaine et périurbaine est donc, dans les faits, une réalité universellement répandue. Selon les estimations de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), environ 800 millions de personnes dans le monde dépendent de l’agriculture urbaine. Dans certaines villes, jusqu’à deux-tiers des ménages la pratiquent. A New York, Montréal, Shanghai, Dar Es Salam ou Amiens, les initiatives promouvant la culture en ville mettent en avant les circuits courts, bénéfiques à l’économie locale et à l’environnement. Plus près de nous, la ville de Gand mène plusieurs projets de rénovation du centre sous le nom “Bruggen naar Rabot”. Derrière le palais de justice, par exemple, s’étend à présent un jardin communautaire à vocation agricole : des micro-parcelles ont été posées sur une dalle de béton qui protège la terre de la pollution du sol. Une petite zone d’élevage (volaille, lapins) a été construite à l’initiative des habitants du quartier. « L’originalité du bassin liégeois est de disposer à la fois d’une ville, de friches industrielles et d’un fleuve, observe Eric Haubruge, vice-recteur de Gembloux Agro-Bio Tech. C’est une conjonction très intéressante pour un projet d’agriculture : nous disposons à la fois de terrains et de locaux disponibles en ville, le tout en bord de Meuse, moyen de transport doux par excellence, c’est-à-dire très peu polluant. » Forte d’une agglomération de 600 000 habitants, la ville de Liège bénéficie d’une taille suffisante pour justifier une agriculture in situ. C’est à partir de cette constatation qu’est né le projet “Verdir” (Valorisation de l’environnement par la réhabilitation durable et l’innovation responsable). « Cette activité est bien sûr, en premier lieu, une activité économique, développe le Pr Haissam Jijakli, spécialiste de l’agriculture urbaine. L’objectif est de créer des emplois – qualifiés et non-qualifiés – et de générer des profits. En un mot, l’agriculture urbaine doit être rentable et, si possible, à l’origine de nouvelles filières de formation voire de nouveaux métiers. » Et de prendre l’exemple de la ferme “Uit je eigen stad” à Rotterdam qui, depuis mai 2012, a investi un ancien entrepôt industriel afin d’y cultiver des champignons et divers légumes. A côté d’un poulailler, un restaurant et un magasin complètent une offre de produits locaux destinés à une clientèle autochtone ; 16 personnes travaillent dans cette ferme de 1,8 ha dont le gérant concrétise au quotidien la formule “du producteur au consommateur”. Cultures à haute valeur ajoutéeL’activité sera aussi écologique : de l’aménagement des bâtiments à l’activité elle-même en passant par le transport des marchandises, la gestion du site et le recyclage des déchets, tout sera mis en oeuvre pour économiser l’énergie et rejeter le moins possible de CO2. C’est l’idée des “circuits courts”, des “paniers verts”. Last but not least, l’agriculture en ville a aussi une fonction récréative. Non seulement elle rapproche les citadins de la nature, mais elle leur procure en outre un environnement apaisant. En plus des vertus pédagogiques des jardins communautaires, les parcs et les zones de loisirs leur permettent de redécouvrir la nature par des activités de détente et participent dès lors de leur qualité de vie. C’est déjà le cas à New York, à Détroit, Berlin, Rotterdam et à Bruxelles où quelques initiatives intéressantes en ce sens viennent d’être prises. A l’heure actuelle, il existe un projet-pilote sur une friche industrielle à Flémalle, sur le site Magnetto, à proximité de la Meuse. « Un hangar haut de 12 m, éclairé grâce à une toiture vitrée, pourrait accueillir les premiers essais, pense le Pr Jijakli. L’objectif serait de montrer que des cultures à haute valeur ajoutée sont possibles en milieu clos, grâce à des techniques employées dans d’autres contextes de production. » Ainsi, il ne sera pas nécessairement utile de dépolluer les sols car, comme quelques expériences au Canada l’ont prouvé, on peut utiliser du géotextile pour rendre le sol étanche. L’hydroponie est d’ailleurs une culture “hors sol” fréquemment utilisée déjà pour les tomates, les laitues et les poivrons. Les plantes sont placées dans des gouttières de façon à ce que les racines soient alimentées par une solution nutritive adaptée à leurs besoins. « Le système d’aquaponie va plus loin encore puisqu’il associe la technique de l’hydroponie avec un élevage de poissons. L’eau usée des bassins où vivent les poissons est filtrée et acheminée aux plantes à qui elle apporte les nitrates indispensables. En assimilant ces nitrates, les végétaux purifient l’eau qui est ensuite renvoyée dans les bassins. 12 nutriments essentiels sont ainsi acheminés grâce aux fèces des poissons, explique Haissam Jijakli. La ferme Sweet Water Organics à Milwaukee – dans le Wisconsin aux Etats-Unis – qui s’est installée dans une entreprise désaffectée élève de cette manière 80 000 tilapias et perches dans des réservoirs surmontés par des lits de culture de laitues. Elle utilise environ 10% de la consommation d’eau nécessaire habituellement. » La production sera axée sur le végétal, dans un but alimentaire mais aussi non-alimentaire. « Certaines plantes peuvent également être cultivées à des fins médicinales. La pharmacie est évidemment intéressée par des extraits de plantes ou par des composantes d’algues », poursuit le Pr Jijakli. C’est l’étude de “faisabilité” qui déterminera avec précision les axes prioritaires de développement car, si l’ambition est de reconvertir 500 ha de friches industrielles de la région liégeoise en “terres agricoles”, toutes les options ne sont pas encore définies. « Dans six mois, j’ai l’intention de déposer les conclusions de l’étude. Nous devons en effet identifier les sites intéressants pour le projet, choisir les types de cultures à mettre en place, envisager les aspects juridiques liés à l’ensemble, établir le business plan, etc. », précise l’expert en agriculture urbaine. Cette étude sera aussi l’occasion de mettre autour de la table toutes les compétences nécessaires. « Notre démarche suscite un certain enthousiasme au sein de l’ULg, se réjouit Eric Haubruge. La faculté de Droit a proposé son expertise et celle de Médecine vétérinaire quelques pistes en matière d’élevage, mais je suis certain que d’autres chercheurs pourraient encore nous rejoindre. Les étudiants d’ID Campus sont déjà sur le pont. Par ailleurs, nous travaillons déjà avec plusieurs villes situées sur la Meuse – Seraing notamment – avec des entreprises comme Arcelor-Mittal, les pôles de compétitivité de Wallonie (Mécatech, Greenwin, Wagralim, etc.), sans oublier la chaire Accenture qui nous épaulera dans le business plan. » Par ailleurs, des contacts avec les actuels exploitants agricoles sont à l’agenda, comme ceux prévus avec les entreprises de la région dont le savoir-faire high tech pourrait être valorisé dans l’aménagement des bâtiments, tant en matière d’éclairage que de matériaux par exemple. Indépendance alimentaire“Verdir” est un projet fédérateur. Associé aux projets “Gastronomia” de la ville de Seraing et “Ceinture aliment-terre liégeoise” porté par un groupe de maraîchers et acteurs associatifs, il donnera à notre région l’une des principales clefs de son indépendance alimentaire. « Rappelons-nous que 95% de la production horticole belge actuelle vient de Flandre, renchérit le Pr Jijakli. Innover en la matière, c’est aussi, pour la Wallonie, une manière de combler son retard en réalisant un saut technologique. » Si le succès est au rendez-vous, nul doute que le modèle se généralisera à d’autres villes wallonnes – on pense déjà à Charleroi – et sera exporté en Europe. En sachant qu’à l’horizon 2050, 75% des habitants de la Terre seront des citadins, le concept risque vraiment de s’internationaliser. D’autre part, dans le contexte du réchauffement climatique, la capacité de produire “à l’intérieur” n’est pas à négliger dès lors que l’on mesure combien le contrôle de l’alimentation est un enjeu crucial. A quand une péniche sur la Meuse pour populariser le retour des légumes au coeur de la Cité ardente ? Patricia Janssens Pour le projet “Verdir”, voir le site www.ulg.ac.be/Verdir Pour le projet “Gastronomia”, voir le site www.eriges.be/fr/projects/18-16- gastronomia/40-centre-commercial-thematique.aspx Pour le projet “Ceinture aliment-terre liégeoise”, voir le site www.liegeentransition.be/2013/01/un-projet-de-ceinture-verte-a-liege/
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