Avril 2013 /223

Nouvelles puissances

Les pays émergents – Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud – s’affirment clairement sur la scène internationale. Quelles relations l’Union européenne entretient-elle avec eux ? La question sera débattue à la fin du mois d’avril au Parlement européen, à l’initiative de plusieurs universités belges. Pour l’ULg, c’est Sebastian Santander, chargé de cours au département de science politique et auteur de l’ouvrage Les pays émergents, un défi pour l’Europe, qui est à la manoeuvre.
Rencontre croisée avec Joseph Tharakhan, chargé de cours à HEC-ULg, titulaire du cours de commerce international.

SantanderSebastianLe 15e jour du mois : L’Union européenne s’intéresse-t-elle aux pays émergents ?

Sebastian Santander : Depuis plus d’une vingtaine d’années, l’Union européenne (UE) a l’ambition de se forger une véritable identité sur la scène internationale. Par ailleurs, alors que la crise sévit sur son sol, elle recherche des débouchés pour sa production industrielle : je pense notamment aux secteurs de la chimie, de la pharmacie, de l’industrie alimentaire et automobile. Les pays dits “émergents” – et leur croissance économique – constituent évidemment un terrain particulièrement intéressant à cet égard. En se frottant à des pays qui font figure de gagnants de la mondialisation, l’UE espère aussi retirer une visibilité et une reconnaissance internationales. Pour ce faire, elle scelle des partenariats stratégiques avec chacun des émergents.

Cependant, l’UE se heurte à la concurrence de ses Etats membres qui ont également – de longue date parfois – noué des partenariats stratégiques avec ces nouvelles puissances. Au Brésil, à Sao Polo précisément, l’Allemagne a déjà implanté plus de 1000 industries ! La France exporte également son savoir-faire dans l’ancienne colonie portugaise : Renault, Peugeot, Carrefour, Casino, etc., y sont installés; l’Espagne y est présente dans le secteur de la communication, de l’énergie, des banques et des assurances. C’est évidemment source d’incohérence, voire de cacophonie. Difficile pour l’Europe d’être crédible à ce stade.

Le 15e jour : Comment l’Europe s’accommode-t-elle des régimes politiques en place ?

S.S. : Elle justifie toujours ses actions a priori. Dans le cas du Brésil ou de l’Inde, elle met en avant que ce sont des démocraties. Mais le discours est différent lorsque l’on évoque les contacts avec la Chine. Dans ce cas, elle explique qu’il est impossible de boycotter cette puissance car non seulement elle connaît une croissante insolente en regard de la situation des pays occidentaux mais, en outre, elle investit en Europe ! Elle rachète des entreprises en Grèce, en Espagne… à ses conditions (comme le faisait l’Europe jadis) : appliquer telle ou telle politique économique, mettre une sourdine aux critiques relatives au comportement chinois au Tibet par exemple, ou amoindrir les relations avec Taïwan, etc. Nous assistons à un basculement progressif dans les rapports UE-pays émergents.

Le 15e jour : Y a-t-il quand même des avancées notables entre l’UE et les pays émergents ?

S.S. : Des coopérations se mettent en place dans différents domaines : commerce, science et technologie, environnement, etc. Toutefois, les obstacles à ces relations sont encore nombreux comme en témoignent les divergences en matière de lutte contre le réchauffement climatique, les pays émergents refusant par exemple d’adopter des objectifs chiffrés et contraignants en matière de réduction de gaz à effet de serre. Pour ce qui est du commerce, les intérêts des uns et des autres peuvent diverger : le Brésil veut exporter ses produits agricoles alors que l’Europe protège ses cultivateurs, mais l’Union aimerait vendre davantage de produits industriels alors que le Brésil craint la concurrence pour ses propres industries. Le point de convergence essentiel à l’heure actuelle est certainement le domaine technologique. L’Europe veut investir dans l’industrie et les services brésiliens et le Brésil attend en contrepartie un transfert de connaissances technologiques. Ce qui a donné naissance à un accord scientifique et technologique bilatéral et à une forte participation brésilienne au 7e programme cadre européen de la recherche et développement. L’Europe finance ainsi des recherches menées sur le continent amérindien.

Colloque “Les relations de l’Union européenne avec les pays émergents”

Organisé par l’ULg, l’ULB, l’UCL, les Facultés Saint-Louis, la VUB, la KUL, l’UGent et le Collège de l’Europe à Bruges,
les 29 et 30 avril, au Parlement européen, rue Wiertz 60, 1047 Bruxelles.

Informations sur le site www.europarl.europa.eu/portal/fr

TharakanJosephLe 15e jour du mois : L’Union européenne entretient-elle des relations avec l’Inde ?

Joseph Tharakan : L’UE négocie un accord de libre-échange avec l’Inde depuis 2007. Ce type d’accord comporte un volet commercial bien sûr, mais aussi d’autres dispositions comme le respect du droit du travail par exemple, ce qui explique la complexité du dossier et la durée des négociations. Notons cependant que des relations commerciales existent déjà : l’UE et l’Inde font partie de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Mais un accord plus global de libre-échange faciliterait l’accès au marché indien et accroîtrait le volume des échanges. Ce qui n’est pas un vain mot : l’Inde constitue un marché potentiel d’un milliard d’habitants!

Certes – et même s’il compte plusieurs millionnaires –, le pays est encore “en voie de développement ”(le revenu moyen par an est très faible, de l’ordre de 4000 dollars par habitant contre 9000 en Chine et 38 000 en Belgique), mais plusieurs secteurs de pointe sont très florissants comme celui de l’informatique et les activités de l’ingénieur.

Le 15e jour : Pourquoi les négociations sont-elles compliquées ?

J.Th. : D’une part parce que, depuis son indépendance en 1947, le pays a bâti son système politique sur le modèle démocratique et proclamé son autonomie économique en instaurant des mesures protectionnistes. D’autre part parce que l’Europe tend à imposer ses normes en matière de sécurité sociale ou de droit du travail, ce que la péninsule indienne ne peut accepter à l’heure actuelle.

L’Inde misait sur son marché intérieur et ses entreprises mais, face à l’échec de cette option, son gouvernement a modifié son point de vue à partir des années 1990 et amorcé l’ouverture de ses frontières. Du point de vue des Européens, la concurrence de l’Inde est faussée car le coût du travail y est nettement moins élevé. C’est vrai, mais si la productivité est plus faible, ce n’est pas un problème. Dans le secteur des technologies, par exemple, les entreprises européennes restent nettement plus compétitives. Dans le secteur du textile, a contrario, la production indienne est moins chère. N’oublions pas cependant que la concurrence, en faisant baisser les prix, a permis aux plus pauvres à la fois d’acquérir des biens et services et d’accéder aux soins de santé, voire aux loisirs.

Le 15e jour : Faut-il alors contraindre le pays à accepter les desiderata européens ?

J.Th. : La question fait débat parmi les économistes. Faut-il un accord global qui inclut le respect de notre droit du travail – et celui des enfants par exemple – avant toute action commerciale ou faut-il “avancer en marchant”, c’est-à-dire en laissant du temps à l’Etat pour se calquer sur notre législation ? Pour ma part, je crois qu’il n’est pas réaliste de demander aux pays émergents de respecter nos normes environnementales, notre législation du travail, et notre protection sociale, du moins dans un avenir proche. Mais à moyen terme, c’est possible.

A mon sens, contribuer à la croissance économique du pays amènera une augmentation du niveau de vie des consommateurs qui réclameront eux-mêmes ces droits. On remarque d’ailleurs que l’essor économique d’un pays le fait évoluer vers une position européenne. Même la Chine, aujourd’hui, commence à se préoccuper de la pollution… Il faut laisser du temps à ces nouvelles puissances.

Propos recueillis par Patricia Janssens

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